La Croix : Alors que les soupçons d’ingérence étrangère se multiplient, est-on trop naïf sur ce sujet en France ?

Agnès Canayer : Nous avons longtemps été trop naïfs, sans nommer véritablement ce que nous subissions, sans pointer clairement les symptômes de cette ingérence étrangère. Nous l’avons toujours dénoncée à demi-mot, notamment lors de la campagne présidentielle de 2017 et l’affaire des MacronLeaks.

Je pense qu’aujourd’hui le gouvernement a changé d’attitude, il y a une vraie prise de conscience collective de la menace que cela implique. Le ministre de l’intérieur a été ferme à ce sujet. Il a condamné le tag des mains rouges sur le mémorial de la Shoah, des étoiles de David dans les rues de Paris, et plus récemment, l’affaire des cercueils aux pieds de la tour Eiffel.

Affaire des mains rouges, cercueils sous la tour Eiffel, étoiles de David, selon vous, quel est le but de ces opérations ?

A. C. : La cible ici, c’est la France. Dans le contexte des Jeux olympiques et des élections, l’idée est de déstabiliser la société française et de fragiliser nos institutions. Comment ? En appuyant sur les sujets clivants. Concernant les affaires des mains rouges et des étoiles de David, il s’agissait de monter les pro-Israéliens contre les pro-Palestiniens.

Dans l’affaire des cercueils, l’objectif était de diviser l’opinion publique sur la question de l’engagement de troupes françaises en Ukraine. C’est aussi un moyen de montrer que la France n’est pas un pays démocratiquement stable, d’exposer ses divisions au grand jour pour fragiliser sa représentation internationale, et donc son poids géopolitique.

Aujourd’hui quelles sont les principales menaces ? La Chine ? La Russie ?

A. C. : Ces deux puissances nous visent régulièrement, et il faut bien considérer que ce ne sont pas nos amis, mais nos ennemis. Ils utilisent les armes de la manipulation rhétorique, du dialogue tronqué pour fractionner encore plus les pays qui sont déjà fragilisés. C’est le cas de la France, mais aussi de l’Allemagne ou encore de la Belgique, qui sont eux aussi visés.

Il faut aussi voir ce qu’il se passe en Nouvelle-Calédonie. L’Azerbaïdjan est à la manœuvre avec le groupe de Bakou, qui renforce un climat de tensions. À sa manière, la Turquie peut aussi être l’autrice d’ingérences. Certes, les deux principales menaces restent la Chine et la Russie, mais il nous faut rester prudent avec tout le monde.

Vous avez travaillé sur une proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères. Quelles sont ses principales dispositions ?

A. C. : Ce projet de loi contient quatre grandes dispositions. La première instaure un répertoire numérique des représentants d’intérêts agissant pour le compte d’un acteur étranger. L’objectif est qu’ils soient signalés à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), et inscrits dans un registre public de manière à connaître leur existence. Le second outil est la mise en place d’un rapport gouvernemental sur l’état des menaces, qui devra être remis tous les deux ans au Parlement et pourra faire l’objet d’un débat.

La troisième disposition étend l’utilisation des algorithmes aux finalités des ingérences étrangères et des enjeux de défense nationale pour les services de renseignement français, qui était jusqu’ici réservée à la finalité du terrorisme. Enfin, le quatrième outil propose des sanctions plus sévères contre les auteurs d’ingérences étrangères, notamment le gel des avoirs, et l’aggravation de peine pour circonstances aggravantes

Concernant l’élargissement de l’usage de la surveillance par algorithme des activités suspectes en ligne, comment déterminer si celles-ci sont suspectes ? N’y a-t-il pas un risque d’atteinte aux libertés publiques ?

A. C. : Il ne faut pas se voiler la face, il y a toujours un risque d’atteinte aux libertés publiques. On est dans un système de balance bénéfice-risque entre d’un côté, le respect de la liberté individuelle et de la vie privée, et de l’autre, la garantie de la sécurité publique et de l’ordre public. Ces deux libertés sont en conflit, il faut juste trouver le bon curseur.

En ce qui concerne les algorithmes, il convient de noter que ce sont des outils qui sont utilisés uniquement par les services de renseignements, et qui sont extrêmement contrôlés, non seulement par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), mais aussi par la délégation parlementaire au renseignement.

D’autre part, il faut préciser que la surveillance par algorithme se base sur le même principe que la vidéoprotection augmentée, dont on a voté l’utilisation pour les Jeux olympiques. C’est-à-dire qu’on introduit une détermination informatique de ce qu’est un comportement à risque, d’où on établit s’il s’agit d’une ingérence étrangère ou non. Toutes les données de connexion de ce comportement suspect sont passées au crible par le système, et s’il s’agit en effet d’une manipulation émanant d’une puissance étrangère, alors nous pouvons être amenés à vérifier son contenu.

Étant donné que la principale cible des ingérences étrangères reste la population, faudrait-il mettre en place une campagne de prévention pour sensibiliser davantage à ce phénomène ?

A. C. : Il est évident que la population doit être avertie, même si je pense que l’opinion publique est de plus en plus alerte. Notamment grâce au changement de pied du gouvernement et du ministre de l’Intérieur, qui dorénavant révèlent publiquement l’existence de ces ingérences étrangères. C’est, à mon sens, la meilleure manière de répliquer à ce phénomène, car elle permet de préserver la société. Cette prise de conscience est une bonne chose pour tous.

Sommes-nous d’autant plus menacés dans cette campagne législative express ?

A. C. : Des ingérences étrangères se sont déjà produites lors des élections européennes pour déstabiliser le scrutin et les débats. Une élection est toujours un terreau favorable aux ingérences, surtout lorsqu’elles sont nationales. En raison du contexte politique lié à une dissolution surprise de l’Assemblée nationale et d’une polarisation des débats, il faut redoubler de vigilance.