De Chanteloup-les-Vignes à Harvard : « On devait faire nos preuves presque deux fois plus que les autres »

Au lycée, Abdallah, 24 ans, n’aurait jamais imaginé qu’un jour il rentrerait à Harvard et au MIT pour y faire sa thèse. Et pourtant, à force de travail et de soutien de ses proches et de ses enseignants, il y est parvenu. Il témoigne.

    Quand il était plus jeune, Abdallah ne pensait pas que son parcours scolaire l’emmènerait jusqu’aux États-Unis pour y faire une thèse, après avoir réussi une prépa à Janson de Sailly et être diplômé de CentraleSupélec. Aujourd’hui à 24 ans, s’il est bien conscient de ce qui lui a permis d’arriver jusque-là, il veut à son tour que les lycéens de milieux défavorisés puissent réaliser leurs rêves, eux aussi, tant scolairement que socialement.

    LE PARISIEN. Tu es né à Argenteuil, mais tu as grandi à Chanteloup-les-Vignes. Tu avais quelle image de ta ville ?

    ABDALLAH. C’est un nom qui n’évoque rien, sauf le film La Haine ! Je partais avec un biais négatif, même si on avait quelques messages d’espoir avec certaines personnalités, comme le succès du boxeur Tony Yoka, qui vient de Chanteloup. Ça nous fait des échappatoires, des moments où on peut rêver et réussir, monter des projets et croire en ses rêves !

    Au lycée, à Conflans-Sainte-Honorine, il y avait un peu de mixité, mais on se disait toujours en parlant de moi « tiens, il vient de Chanteloup ». Mes parents nous ont toujours dit à mon frère, ma sœur et moi, que ça devait être source de motivation supplémentaire, que je devais fournir deux fois plus de travail, mais qu’on pouvait réussir. On devait faire nos preuves presque deux fois plus que les autres.

    Nos parents sont arrivés en France dans les années 1980 et sont agents d’entretien. Ils ont un niveau bac et très rapidement, ils n’ont plus pu m’aider pour mes devoirs. Mais, ils ont toujours voulu qu’on leur montre qu’on avait fait nos devoirs tous les soirs. Je pouvais écrire n’importe quoi, mais je devais leur montrer.

    Après une première année en PACES, tu te réorientes en prépa. Un choix difficile ?

    Oui, car le cursus était totalement inconnu pour moi ! J’en avais discuté avec un très bon ami du lycée qui était passé par la prépa et je me suis dit « ok, j’y vais ». Même si je me disais que ça allait être trop compliqué pour moi, que ça n’allait peut-être pas être possible… Je partais doublement pénalisé, car je ne connaissais pas la prépa, mais aussi, j’avais été la dernière année avec Admission post-bac et quand je me suis réorienté, c’était la première année Parcoursup ! J’avais raté la deadline et j’ai dû m’inscrire en procédure complémentaire, convaincu qu’il n’y aurait pas de place pour moi.



    Je n’étais pas prioritaire, même si j’avais d’excellents bulletins de lycée. J’ai envoyé des candidatures en dehors de Parcoursup, on me répondait qu’il fallait soit passer par Parcoursup, soit revenir à la rentrée.

    L’été de ta réorientation, tu travailles avec ton père en attendant les résultats…

    Tous les étés, je faisais le ménage dans des locaux à Cergy. Tous les jours, je posais le chariot sur le côté et regardais si je n’avais pas une nouvelle réponse dans ma boîte mail. Quatre jours avant la rentrée je n’avais toujours rien, quand Janson est soudain apparu en filière PCSI sur Parcoursup ! Je me suis dit « tiens c’est bizarre, c’est une très bonne prépa ». Et en filière éco, Hoche ! Je me suis dit que j’allais tenter ma chance, même si je pensais à un bug. Je fais ma lettre, j’explique que c’est une décision réfléchie et je l’envoie.

    Abdallah et son père
    Abdallah et son père LP / Merwane

    Deux jours avant les inscriptions, je rentrais du boulot et mon téléphone sonne. C’était le secrétariat de Janson qui m’appelait pour me dire que j’étais pris ! Quand je suis arrivé à Janson le vendredi avec mon dossier, on m’a tendu ma carte étudiant : c’est là que je me suis dit que ce n’était pas une erreur !

    Le lycée était loin de chez toi, comment as-tu fait ?

    Oui, c’est dans le 16e et je n’avais pas de place à l’internat. J’ai regardé les logements en catastrophe, et rapidement je suis tombé sur Le Bon coin sur une chambre de bonne à 400 euros par mois, le strict minimum, toilettes sur le palier et 6e sans ascenseur, très honnête pour un 9 m2. Pour mes parents, c’était 1/5e de leurs revenus quand même… Ma mère m’a dit « vas-y et, si besoin, on prendra un crédit » : ils n’ont jamais voulu que l’argent soit un problème, ni une variable dans mes décisions, quitte à faire des heures supplémentaires.

    Tu as perçu des différences avec les autres en entrant en prépa ?

    Oui… Même si j’avais révisé pendant mes vacances d’été, pour me remettre à jour, j’arrivais avec un niveau bac. Je me suis retrouvé devant des lycéens qui avaient fait le programme de maths de prépa en terminale ! Ils venaient de Stanislas ou Franklin. Sur une course d’un kilomètre, je partais avec 2 à 300 m d’écart. Aussi, assez rapidement, on savait que les parents des uns et des autres étaient diplômés de quelle école : telle personne, ses parents étaient de Polytechnique, l’ENA, ou Sciences-po, Centrale Supélec, HEC !

    À l’époque, j’essayais de ne pas trop en parler, je n’étais pas aussi mature et je ne voulais pas paraître comme celui qu’on a accueilli par charité, qu’on aurait pris pour des statistiques et j’évitais la question. Mais Janson a des conventions avec des Cordées de la réussite, donc j’avais des gens du 93 ou du 94 auquel je pouvais aussi m’identifier, et qui sont devenus très bons amis.

    Au début j’avais de bonnes notes, mais la différence se voyait et j’ai gardé cette rage de travailler. J’avais une idée en tête : à moi de leur montrer que le jour J au DS devant leur copie, ils sont seuls de la même façon que moi je suis seul. Je savais que c’était là que je pouvais faire la différence. J’avais envie de montrer que je représentais une catégorie sociale qui n’était pas aussi privilégiée que la leur, mais que des talents peuvent s’en sortir !

    Je savais que c’était une chance immense pour moi : tous les autres c‘était normal qu’ils soient là, depuis petits, ils ont eu une préparation académique et culturelle, et moi ça s’est joué à un algorithme. Si j’étais là c’est parce que je le voulais, mais ce n’était pas une situation naturelle.

    Financièrement, comment tes parents et toi vous vous en sortiez ?

    À la fin du premier trimestre, j’ai commencé à voir qu’au niveau financier pour mes parents, c’était difficile. J’avais des indices quand je rentrais le week-end chez eux. Ils faisaient tout pour faire la moindre économie et continuer à m’aider financièrement. Je ressentais une certaine forme de culpabilité. Et je considérais que je devenais une contrainte supplémentaire. J’ai fini par aller voir la CPE pour lui expliquer ma situation. C’était la première fois de ma vie que j’osais parler de mes finances dans le milieu académique. Très souvent, j’utilisais des conduites d’évitement, je voulais montrer que c’était possible que ça n’interfère pas. Ma CPE m’a répondu que Janson ne me laisserait pas tomber avec les résultats que j’avais. Elle m’a dit qu’elle essayerait de me trouver une place à l’internat et un dossier pour obtenir la bourse supplémentaire de Janson pour les élèves les plus prometteurs, mais en difficulté financière.



    Au mois de mars, elle m’avait trouvé une place en internat et la commission me proposait 50 % du prix sur l’internat ! Ça me revenait à 150 euros par mois ! C’était la première fois qu’on me tendait la main et que j’avais quelqu’un de l’extérieur qui me disait « je crois en toi » ! J’ai donc déménagé à l’internat et suis passé de 4e à premier de la classe puis en classe étoile !

    Mais tu ne t’arrêtes pas là ?

    Non ! L’été entre les deux années de prépa, j’ai travaillé avec mon père et le mois qui a suivi, j’ai révisé la première année. Quand on arrive en première année et qu’on ne connaît pas les écoles, c’est un peu une année 0, ensuite en 2e année, on parle des concours. Mais moi je n’y connaissais rien. Et surtout, si avec les DS, on peut se comparer à l’échelle de la classe, pour un concours il faut se comparer à l’échelle nationale. Seulement j’étais plein d’autocensure, alors quand j’apprenais l’existence de certaines écoles, j’étais sûr qu’elles n’étaient pas accessibles. Ma prof de physique m’a répondu à l’époque « mais c’est une blague, vous avez le niveau pour intégrer l’ENS, X ou Centrale ! » Je pensais qu’elle disait ça par professionnalisme, mais ça m’a boosté quand même. J’avais une grosse part d’appréhension et pour moi les concours pour les grandes écoles c’était nouveau.

    Au dernier moment, tu ne termines pas les concours de l’ENS et l’X ?

    Oui, la part d’autocensure en moi a gagné car, arrivé à la moitié de l’épreuve de physique, je me suis dit que je ne les aurais jamais et qu’il valait mieux que je révise les concours qui arrivaient après… Je n’ai pas terminé les épreuves. J’ai ensuite passé Centrale Supélec et les Mines et je suis allée travailler avec mon père, pour mon job étudiant. Quand sont arrivés les résultats de l’ENS et j’ai vu que mes notes étaient très bonnes, avec un 19,5 en maths, un 15 en physique et un 14 en français alors que la moyenne pour les admissions c’est 12. Je me suis dit « merde j’aurais dû y aller et croire en moi ». Je l’ai pris comme une leçon de vie.

    Heureusement tu es pris à Centrale ! Là encore, tu vois des différences avec tes camarades de promo ?

    Oui ! Quand j’ai commencé mes études là-bas, j’ai vu que socialement on n’est pas nombreux à être issus de milieux défavorisés. La plupart ont fait Louis Le Grand, Sainte-Geneviève, Henri IV ou Stanislas. Ils viennent de Paris ou de banlieue plutôt bourgeoise comme Versailles ou Boulogne.

    Abdallah et Christophe Laux, professeur à CentraleSupélec
    Abdallah et Christophe Laux, professeur à CentraleSupélec LP / Merwane

    À Janson, j’essayais de m’intégrer, mais en prépa on ne sort pas, on ne fait rien alors que là on essaye de se connaître un peu plus et le manque de diversité sociale se voit d’autant plus.

    À Centrale, tu te rends compte que les différences se jouent aussi sur le réseau ?

    Une fois qu’on arrive en fait, ce n’est pas fini, l’asymétrie se poursuit dans la symétrie d’info. Je ne sais pas ce que je vais faire, mais à l’époque je me disais que j’allais finir Centrale et trouver un job. Mais je ne savais pas négocier un salaire ou quelle stratégie avoir pour faire carrière ! Si je veux un jour devenir propriétaire, il fallait que je fasse des calculs, mais eux l’apprennent par héritage familial du père qui donne des conseils d’investissement !

    C’était des choses que je n’avais jamais rencontrées : ma mère me disait « dès que tu as de l’argent, tu le mets sur ton compte en banque », c’était une gestion financière de survivant. Pendant longtemps, je me suis dit que je n’aurais jamais accès à la propriété car le seul schéma que je connais est celui de mes parents.

    C’est au cours d’une année de césure que tu découvres à Stanford une asso qui aide les étudiants dits « first génération » à avoir ces clés-là. C’est là que tu décides toi aussi d’aider d’autres jeunes ?

    Oui, j’ai eu une bourse pour me financer un semestre à Stanford, où les questions de diversité sont plus avancées. Cette asso apportait un soutien à des étudiants comme moi, avec toutes les questions que je me posais à Centrale Supélec. Après mon stage à Stanford, j’ai terminé mon année de césure à l’université de Harvard dans l’un des hôpitaux de la fac de médecine, en stage de recherche toujours. En rentrant à Centrale, j’ai entendu parler de l’asso « Viens voir mon taf », une plateforme qui permet d’aider les collégiens issus de lycées REP de pouvoir avoir accès à des stages de 3e dans des domaines qui les intéressent et pour lesquels ils n’ont aucun contact. Mon stage de 3e, ma première exposition au monde du travail, c’était à faire des sandwichs dans un fast-food, loin d’un stage d’observation !

    À cet âge-là, il n’y a rien sur le CV, c’est principalement du réseau qui leur permet d’avoir un stage. J’ai parlé de l’association à Centrale, qui venait de créer un centre de diversité et inclusion et je voulais qu’on travaille ensemble. Ils ont été partants et m’ont beaucoup aidé. Avec la fusion Centrale Paris et Supélec, il y avait deux réseaux en un ! L’avantage avec Centrale, c’est que souvent, les alumnis sont des gens haut placés dans les entreprises, ça peut ensuite se diffuser dans les équipes !



    Par exemple, on avait un élève qui venait de Pantin, d’un collège REP, et dont le rêve était l’aéronautique sauf que deux semaines avant le début de la période de stage, il n’avait rien. La coordinatrice de Viens voir mon taf est venue nous voir pour nous dire qu’il ne voulait pas lâcher son rêve. Je me suis dit que j’allais en faire une affaire personnelle et qu’en deux semaines il fallait qu’on trouve. J’ai contacté des gens partout, chez Thalès, à l’agence spatiale européenne et lui ai finalement trouvé un stage à la DGAC à Orly ! Il n’en croyait pas ses yeux.

    Tu pars faire une thèse à cheval entre le MIT et Harvard pour te lancer ensuite dans l’entrepreneuriat. Dans ta lettre de candidature, tu as évoqué d’où tu venais et les difficultés que tu as rencontrées ?

    Oui, car les choses sont en train de changer et moi j’ai une responsabilité dans le sens où je dois aider les grandes écoles à mettre en place des actions qui visent à combattre les obstacles que j’ai eus, à travers mon expérience, ce que j’ai subi.

    Une fois arrivé à Centrale, mes notes ont baissé, j’ai raconté mon parcours pendant le Covid, mes problèmes financiers, le fait que j’avais été menacé d’expulsion et que c’était la première fois que je l’expliquais. On a vu que je me suis battu pour mes études. Tout le monde n’arrive pas à dire, oui je suis boursier et j’ai été dans la merde !

    Pour les prochains, il faut leur permettre d’avoir accès à ces opportunités, je continuerai à faire la promotion de ces cursus d’excellence, très prisés à l’international. Et je continuerai de promouvoir les grandes écoles car elles jouent le rôle d’ascenseur social.

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