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Alexander Zeldin, faim de vie

Enthousiasmant dernier volet de la trilogie du dramaturge britannique sur les inégalités, «Faith, Hope and Charity» se met à table au théâtre de l’Odéon.
publié le 20 juin 2021 à 15h28

Tiens, la pièce va commencer, une odeur de pâtes à l’ail monte dans la salle. Où est-on ? Dans un modeste local associatif dont on aperçoit la petite cuisine ouverte derrière le bar, l’énorme machine à café, des sièges empilés, un coin enfant avec un tapis de jeux, et les portes battantes, merveilleuse idée pour faire partir vite et revenir au galop un personnage en colère et laisser deviner un hors-champ. Personne encore sur le plateau et il est fascinant d’observer comment le réel est recréé sans qu’aucun élément ne fasse décor, comme si le local dont des spectateurs sont d’ailleurs assis au bord était un prolongement du théâtre. Tiens, il pleut. Dehors, les nuages se délestent, et dedans un goutte-à-goutte finira par former une flaque sur le plateau, il y a des infiltrations partout, Stéphane Braunschweig, le directeur de l’Odéon, théâtre de l’Europe, devrait agir. Une femme est maintenant derrière le bar, c’est Hazel (fantastique Llewella Gideon), la responsable du lieu associatif, elle touille la nourriture qu’elle réserve à une douzaine de personnes unies par la faim et qui se découvriront peu à peu dans l’entrelacs de leurs relations. Tout comme le décor ne fait pas décor, on ne les identifie jamais comme des personnages, et rarement comme des acteurs, alors qu’ils sont évidemment et l’un et l’autre et que leur partition est on ne peut plus écrite.

Faith, Hope and Charity est le troisième volet d’une trilogie sur les inégalités, signée par le Britannique Alexander Zeldin, ancien assistant de Peter Brook, dont le public français a pu voir l’enthousiasmant Love, il y a deux ans. Cette troisième partie était programmée en novembre dernier et on mesure notre chance qu’il nous arrive sept mois plus tard avec cette vitalité en boomerang. Il est courant de dire d’Alexander Zeldin, auteur et metteur en scène de 36 ans, qu’il est le Ken Loach du théâtre. Si des thématiques sont communes, Zeldin part d’un monde dont les personnages ne sont jamais prédestinés et qui restent opaques. Ce qui compte, c’est le présent de la scène et comment il nous parvient. Leur passé surgit de manière désordonnée par bribes, comme dans la vie. Il y a donc Beth, la mère célibataire (poignante et nuancée Lucy Black) à qui les services sociaux ont soustrait sa fille parce qu’elle s’est endormie pendant que la petite sortait seule dans la rue - et tous les parents dans la salle se rappellent alors d’imprudence comparable. Il y a Tom (Bobby Stallwood), son fils de 16 ans, mystérieux et protecteur, ultra-attentif à sa mère. Mais aussi une femme et sa petite fille indienne qui arrivent toujours en coup de vent pour manger ou faire les devoirs, avec l’assurance de celles qui se sentent chez elles, s’évaporent tout aussi discrètement. Ou encore Bernard, homme abîmé et chancelant, premier arrivé, dernier parti, qui aimerait tellement chanter pendant la chorale comme il le fait silencieusement chez lui.

Parfois, les personnages se taisent, on n’entend plus que le cliquetis de leurs couverts quand ils mangent. Un grand monde donc, pris dans une chorégraphie de déplacements virtuoses et des rapports intenses et complexes alors même que les échanges se résument souvent en quelques mots d’une banalité tchékhovienne. Parmi les drames lancinants, il y en a un majeur qui menace cette communauté : la banque alimentaire tenue est menacée d’être transformée en établissement de luxe. «Il y a des gens qui restent dans les lieux qui techniquement sont vendus», affirme Hazel sans grand espoir.

On mange donc beaucoup sur scène, peut-être une demi-douzaine de repas, dont «le ragoût de Noël» et même des sandwichs triangulaires quand une panne liée à l’inondation rend la cuisine impraticable. Ce pourrait indécent, ce spectacle de la faim, montré au public, en général nanti, de l’Odéon. Il n’en est rien. Sans doute parce qu’Alexander Zeldin, qui travaille depuis plusieurs années sur cette trilogie avec des acteurs professionnels et amateurs – sans qu’on ne se pose jamais la question de discerner qui vient d’où –, crée continuellement des myriades de fictions qui se font écho et se propulsent sur un terreau hyperréaliste, avec notamment un nuancier d’odeurs rarement développé au théâtre. Les acteurs portent leur masque lorsqu’ils s’éloignent du plateau, l’enlèvent lorsqu’ils prennent la parole, et l’actualité de la pièce est décuplée par la pandémie. Plus qu’à Ken Loach, c’est évidemment à la Cerisaie que l’on songe. Mais aussi, parfois, à l’écrivain américain Carver, quoique Zeldin est plus énergique. Ils partagent un même génie pour rendre tangible l’épaisseur d’un monde et ses habitants, leurs obsessions invisibles, sans jamais trop en dire.

Faith, Hope and Charity d’Alexander Zeldin au théâtre de l’Odéon à Berthier jusqu’au 26 juin.
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