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Sphères d'activité

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Une sphère d'activité est un espace social dans lequel se déploient des activités impliquant des ressources communes matérielles et immatérielles. Par exemple la sphère professionnelle, la sphère politique, la sphère scientifique, la sphère domestique, la sphère religieuse, la noosphère… Cet article traite des sphères d'activité en sociologie, des sphères de contraintes et de libertés, et de la distinction entre sphère publique et sphère privée.

Étymologie

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Le syntagme « sphère d'activité » émerge dans la littérature des sciences sociales, physiques et naturelles à la fin du XVIIe siècle[a].

Les sphères d'activité en sociologie

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Matrioshka Brain - animation artistique en trois dimensions, créée en 2024 et illustrant l'emboîtement des sphères.

Une sphère d'activité, ou sphère sociale, est un microcosme dans un macrocosme, relativement autonome, dont les frontières dépendent du niveau d'analyse[1],[2]. La notion est proche de celle de « monde », « cercle », « champ », « sous-univers »…[1],[2],[3]. S'il n'existe pas de définition univoque et stabilisée, certaines sphères d'activité sont classiquement identifiées par les sociologues, comme les sphères politique, domestique, économique, scientifique, religieuse, artistique…[1],[2]. L'analyse porte sur des phénomènes de désencadrement et de découplage des sphères (c'est-à-dire sur leur niveau de dépendance et d’autonomie), ainsi que sur leur interactions[1],[2].

Sphères, champs, mondes, univers, etc.

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Le sociologue Michel Grossetti explique qu'en sciences sociales il existe plusieurs manières de désigner des ensembles d’activités : « mondes sociaux » (thématisé notamment par Tamotsu Shibutani, Anselm Strauss, Howard S. Becker, Ernest Burgess), « champs sociaux » (au sens de Pierre Bourdieu), « configuration » (au sens de Norbert Elias), « marché » (au sens d'Harrison White), et « sphères d’activité » (au sens de Max Weber)[4],[5]. Cette analyse rejoint celle du sociologue Bernard Lahire[α]. Celui-ci insiste sur le fait que la variété sémantique est l'indice d'une difficulté analytique, et qu'il faut pas se représenter les sphères comme étant totalement séparées[β].

Point commun

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Michel Grossetti en 2019.

Selon Michel Grossetti, il est possible de dégager un point commun entre toutes ces notions malgré leurs différences conceptuelles[4]. Selon Grossetti, une sphère est comme une « enveloppe plus ou moins stabilisée et continue de la myriade d’activités qui concernent un ensemble de ressources »[4]. Une ressource peut être de nature diverse : instrumentale, de coordination, une contrainte, un enjeu, cognitive, discursive, individuelle, dyadique, collective, etc. : « une ressource désigne une entité qui prend ce statut dans les activités concernées »[6]. Pour Bernard Lahire, toutes ces notions ont en partage un intérêt commun pour la thématique de la différenciation sociale[γ].

Si certaines sphères d'activités sont « classiquement identifiées par les sociologues »[7], telle que les arts, les sciences, la famille, la santé, l'éducation, le travail, l'économie, la justice, la défense…[7],[4],[8], la « liste n’en est pas figée, elle est prise dans des évolutions historiques où des sphères émergent, se fondent dans d’autres, disparaissent au gré des processus sociaux et des équilibres politiques, mais cette évolution s’opère sur des durées relativement longues. »[4]. Dans cette perspective, il est vain de chercher à identifier toutes les sphères : « autant que vouloir identifier toutes les interactions dans lesquelles sont impliquées des personnes que l’on étudie dans n’importe quelle recherche empirique » indique Grossetti[4]. Il ajoute que le travail des sciences sociales consiste de construire un objet d'étude, de choisir un cadre et des niveaux d'analyse : ce qui « implique de choisir les personnes, les ressources, les relations, les collectifs, et donc également les sphères d’activité, que l’on est prêt à faire entrer dans le cadre de l’analyse »[4]. Enfin, il distingue ainsi les sphères d’activité analytiques (défini de l’extérieur, elles ne sont pas nécessairement perçues par leurs membres), et les sphères d'activité explicites (lorsque des membres les définissent et s'y réfèrent)[4].

Sphères d'activité chez Max Weber

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Max Weber en 1894.

Le sociologue Laurent Fleury identifie l'existence de sept sphères d'activités chez Max Weber : religieuse, domestique, économique, politique, philosophique ou scientifique, artistique et érotique[b]. Dans un ouvrage consacré à Max Weber, il évoque notamment un processus de la modernité : l'opposition entre la sphère religieuse et les autres sphères[9]. Dans ce processus de différenciation et d'autonomisation des sphères, chacune produit un système de valeur qui lui est propre, ce qui est à l'origine de conflit de valeurs[9]. Sur l'autonomisation de la sphère économique par exemple, le sociologie Bernard Lahire précise : « si la séparation d’une sphère économique spécifique implique un relatif désencastrement (disembeddedness) de pratiques économiques qui ne sont plus indissociablement morales, religieuses, politiques ou autres, cela ne signifie pas qu’elle existe de manière totalement indépendante des institutions et logiques juridiques, politiques, culturelles ou religieuses »[8]. Aussi, indique Lahire, quand Max Weber, parle de « registres de l'action sociale » ou de « sphères d'activité », il ne se limite pas à des univers strictement définis : il insiste sur le fait qu'elle ne sont pas toujours cloisonnées, et qu'une même activité peut intégrer diverses dimensions ; la différenciation des sphères ne doit donc pas conduire à croire à une séparation nette et absolue entre ces activités, qui peuvent être imbriquées à divers niveaux de la vie sociale[8]. Par exemple, « la famille est un lieu où se déploie une pluralité de fonctions : parentale, affective, érotique, éthique, esthétique, économique, politique, religieuse, etc. »[8],[δ].

Sphères de contraintes et de libertés

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En 2009, la journaliste et essayiste Caroline Fourest propose dans son ouvrage La dernière utopie : menaces sur l'universalisme de différencier des sphères de contraintes et de libertés. En 2012, dans son ouvrage son ouvrage Les sciences face aux créationnismes, le zoologiste et systématicien Guillaume Lecointre reprend la typologie proposée par Caroline Fourest.

Caroline Fourest

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Caroline Fourest à Paris en 2013.

Dans son ouvrage La dernière utopie : menaces sur l'universalisme, Caroline Fourest défend l'idée que beaucoup de personnes ne différencient pas les sphères de l'espace public (environnementale, politique, juridique, territoriale, éducative…) de celles des espaces privés (commercial, associatif, familial, intime…). Elle considère que la distinction binaire entre « public » et « privé » est insuffisante et mal adaptée à la complexité contemporaine de la vie en société. Selon Fourest il faut distinguer ces deux sphères mais aussi définir des degrés différents à l'intérieur de chacune[10]. Elle propose six sphères dans lesquelles la répartition entre « contrainte » et « liberté » est précisément définie [11] :

  1. Les sphères de sens : l'école, les services et l'administration publique, le parlement, le tribunal, etc. ;
  2. Les sphères de contraintes : le lieu de culte, l'hôpital, la prison, etc. ;
  3. Les sphères de liberté réglementée : la rue, le jardin public ou privé, les espaces naturels, etc. ;
  4. Les sphères de liberté maximale : le domicile, etc. ;
  5. Les sphères de l'intérêt mutuel : l'entreprise, le syndicat, l'association, etc. ;
  6. Les sphères de l'accommodement : le commerce, le marché, la relation client-fournisseur, etc.

Guillaume Lecointre

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Guillaume Lecointre aux Utopiales en 2015.

Dans son ouvrage Les sciences face aux créationnismes Guillaume Lecointre défend l'idée que la recherche scientifique a besoin d'être située dans une sphère déontologiquement protégée des options métaphysiques (religieuses, spirituelles ou philosophiques) propres à chaque chercheur. S'appuyant sur les exigences en vigueur dans la communauté scientifique, il défend la nécessité éthique de séparer la sphère privée du citoyen libre de ses convictions et la sphère publique de son activité professionnelle (notamment de chercheur). Selon lui, c'est la condition première de toute honnêteté scientifique moderne car il s'agit de faire « la différence entre le registre des savoirs - savoirs qui sont du domaine public et donc potentiellement universels, savoirs dont la contestation doit être instruite et méthodologiquement caractérisée - et le registre des significations, qui sont du domaine privé »[12].

D'après Lecointre, en recherche scientifique, « la sphère du sens et de la symbolique des pouvoirs publics » ne doit pas être confondue avec « la sphère de liberté maximale (la sphère privée) »[12]. « La validation croisée des résultats scientifiques est un espace laïque au sens français du terme, sans que, pour autant, nous ne nous formulions les choses comme cela. Nos options métaphysiques restent aux vestiaires de nos laboratoires et n'interviennent pas dans nos comptes rendus d'expériences »[13]. Guillaume Lecointre pense qu'« il serait temps d'enseigner aux futurs chercheurs une explication de leur contrat tacite, autant dans ses attendus épistémologiques que dans ses composantes sociologique, économique et politique » et appelle de ses vœux une évolution de la notion de distinction-séparation entre les « sphères d'activité et de sens »[14].

Sphère privée et sphère publique

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Hannah Arendt : la sphère privée et la sphère publique

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« Le problème de la politique moderne, selon Hannah Arendt, c'est qu'elle a perdu le sens premier de la vie politique et que, pire encore, elle a confondu la sphère privée et la sphère publique. »[15].

Hannah Arendt en 1933.

Hannah Arendt précise que[16] :

« la distinction entre la vie privée et la vie publique correspond aux domaines familial et politique, entités distinctes, séparées au moins depuis l’avènement de la Cité antique [grecque], mais l'apparition du domaine social qui n'est, à proprement parler, ni privé ni public est un phénomène relativement nouveau; dont l'origine a coïncidé avec la naissance des temps modernes et qui a trouvé dans l’État-nation sa forme politique. […] [N]ous avons à comprendre la division capitale entre domaine public et domaine privé, entre la sphère de la polis et celle du ménage, de la famille et finalement entre les activités relatives au monde commun et celles qui concernent l'entretien de la vie. […] Ne pouvait participer à la vie politique de la cité que ceux qui possédait une maison. Dans certaines cités grecques, la loi obligeait les citoyens à partager leurs récoltes et à les consommer en commun, alors que chacun avait la propriété absolue, incontestée de ses terres. "Historiquement , il est fort probable que la croissance de la cité et du domaine public s'opéra aux dépens du domaine privé du foyer, de la maison. […] Ce qui empêcha la polis de violer la vie privée de ses citoyens, ce qui fit tenir pour sacrées les limites de leurs champs [terres agricoles] ce ne fut pas le respect de la société individuelle telle que nous l'entendons. […] Le domaine de la polis […] était celui de la liberté. […] La liberté se situe dans le domaine du social, la force ou la violence devient le monopole du gouvernement. »

Henri Peña-Ruiz et la séparation de l'église et de l’État

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Henri Peña-Ruiz au lycée Fénelon en 2012.

Les loi de séparation des Églises et de l'État, puis les lois laïques, sont des périodes où la distinction des sphères va devenir une réelle séparation encadrée par la Loi commune[17].

Le philosophe Henri Peña-Ruiz, au sujet de la liberté de conscience (celle de croire ou ne pas croire, et de choisir ses croyances) permise par la séparation des cultes et de l’État, pense que[18]:

« séparation ne veut donc pas dire opposition, mais distinction des registres. Hegel ira jusqu'à dire que par cette universalisation l’État réalise quelque chose qui a trait à l'absolu […]. Hegel pense donc avec rigueur l’État laïque, tout en se souciant de l'affirmation bien comprise du religieux. […] Hegel dessine […] une distribution de champs complémentaires, impliquant la délimitation du domaine d'intervention de l'autorité publique […]. [L]'état doit faire droit à la particularité, en lui permettant de s'accomplir dans la sphère privée sans que cette sphère, définie juridiquement, se réduise à la superficialité d'un caprice individuel. »

Notes et références

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Exemple de conceptualisation des sphères d'activité (en haut) et des sphères de l'identité humaine (en bas) : les sphères se recouvrent et ne s'excluent pas.
  1. Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts (1690, posthume, avec une préface de Pierre Bayle). En ligne sur Gallica : « Sphère d'activité est l'estenduë dans laquelle un corps peut agir tout autour de soy. Le feu ne peut pas eschauffer des objets éloignés, quand ils sont hors de sa sphere d'activité. » Voir aussi [1], [2], [3] et [4]
  2. [vidéo] ACTISCE Patronage Laique Jules Vallès, Max Weber : penser le désenchantement du monde et une sociologie des religions - Laurent Fleury (à 7 min 12 s) sur YouTube,
  1. « Un champ est un microcosme dans le macrocosme que constitue l’espace social (national ou, plus rarement, international) global. [Le concept partage cette propriété avec la plupart de ceux des autres théoriciens de la différenciation sociale : les sphères d’activité de M. Weber, la théorie des mondes de H. S. Becker et A. L. Strauss, la théorie des systèmes sociaux fonctionnels de T. Parsons et de N. Luhmann, les sous-univers de P. Berger et T. Luckmann, les secteurs d’activité de M. Dobry, etc.] » (Lahire 2012, p. 143-223).
  2. « Logiques, registres d’action, fonctions ou dimensions de la vie sociale autant qu’univers ou sphères séparés : la variété du vocabulaire utilisé est le signe d’une difficulté analytique. Elle incite surtout à ne pas se représenter les produits de la différenciation sociale sous la forme de sphères totalement séparées, vivant dans un strict parallélisme sans jamais se toucher ni s’entrecroiser, mais plutôt à imaginer des logiques spécifiques qui se côtoient, s’articulent, se contredisent, s’opposent ou s’appuient les unes sur les autres. Les notions mêmes d’« univers », de « monde », de « sphère » ou de « champ » – sans doute indispensables du point de vue analytique – doivent être utilisées avec précaution si l’on veut éviter de donner l’impression de réalités fermées sur elles-mêmes sans interpénétration ni interaction » (Lahire 2012, p. 59-141).
  3. « « Différenciation sociale des fonctions », « division sociale du travail », pluralité des « sphères d’activité », des « registres d’action », des « cercles sociaux », des « scènes d’interaction », des « mondes », des « champs », des « sous-univers » ou des « systèmes » : tous ces mots de la sociologie témoignent de l’intérêt des chercheurs pour les réalités de la différenciation » (Lahire 2012, p. 59-141)
  4. « Mais quelles réalités sociales M. Weber a-t-il à l’esprit lorsqu’il parle de « registres de l’action sociale » ou de « sphères d’activité » ? Pense-t-il uniquement à des univers qui ressemblent à ceux que P. Bourdieu désignera plus tard par le terme de « champ » ? La lecture précise des textes montre qu’il serait abusif de réduire l’appréhension wébérienne des processus de différenciation à de telles configurations sociales. Certaines sphères d’activité ressemblent à ce que pourraient être des champs (sphères d’activité économique, politique, religieuse, esthétique, intellectuelle), mais d’autres s’en distinguent assez nettement (vie domestique, activités érotiques-sexuelles, parmi lesquelles Weber range la prostitution, la sexualité conjugale comme la sexualité orgiaque, dimension éthique des activités, etc.). Mais, souvent, même les premières peuvent être considérées autant comme des registres d’action ou comme des dimensions de la vie sociale que comme des activités inscrites dans des espaces-temps relativement autonomisés. D’ailleurs, M. Weber parle autant de « liens sociaux et mentaux de la famille, de la possession, des intérêts politiques, économiques, artistiques, érotiques » que de « sphères ». Cette dernière notion renvoie à un espace à trois dimensions, clos sur lui-même, alors qu’il existe des dimensions érotique, éthique, esthétique, économique, etc., dans des pratiques qui ne sont pas forcément tournées vers de telles fonctions spécialisées. […] L’hypothèse d’une différenciation et d’une autonomisation des logiques ou des registres d’action ne doit pas produire l’illusion d’une séparation tranchée des différentes activités, alors que cette séparation, clairement observable à un certain niveau d’analyse (celui des « producteurs professionnels » rattachés à ces différents univers), peut être moins visible à d’autres niveaux (ceux de la circulation, de l’application ou de l’appropriation des produits de ces activités) » (Lahire 2012, p. 59-141)

Références bibliographique

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  1. a b c et d Lahire 2012.
  2. a b c et d Grossetti 2022.
  3. Cefaï 2015.
  4. a b c d e f g et h Grossetti (2022), p. 127-160.
  5. Cefaï (2015), §1.
  6. Grossetti (2022), p. 37-70.
  7. a et b Grossetti (2022), p. 7-35.
  8. a b c et d Lahire (2012), p. 59-141.
  9. a et b Fleury (2023), p. 63-86.
  10. Fourest (2009), p. 272-280.
  11. Fourest (2009), p. 272.
  12. a et b Lecointre (2012), p. 125.
  13. Lecointre (2012), p. 127.
  14. Lecointre (2012), p. 129.
  15. Nitzer (2018), p. 20.
  16. Arendt (1983), p. 65-68.
  17. Peña-Ruiz 2005.
  18. Peña-Ruiz (2003), p. 85-87.

Bibliographie

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Document utilisé pour la rédaction de l’article : document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.

Section Les sphères d'activité en sociologie

Section Sphères de contraintes et de libertés

Section Sphère privée et publique

Articles connexes

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Liens externes

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