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Heidi Blake: "Le tennis ne fait pas assez pour lutter contre ces problèmes"

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Journaliste d’investigation à BuzzFeed News, Heidi Blake a co-signé avec John Templon l’enquête sur l’inaction des autorités du tennis face au problème des matches truqués. Elle fait le point sur une situation qui pourrait bien continuer d’empoisonner la vie du circuit.

Heidi Blake, d’où est partie votre enquête sur des paris truqués dans le tennis ?

L'affaire a démarré il y a un an quand mon collègue du bureau de New York, John Templon, a commencé à étudier des données sur les matches de tennis, et plus particulièrement sur les paris enregistrés. Il est remonté sept ans en arrière. Il a créé un algorithme pour étudier près de 26 000 matches de tennis et ressortir ceux qui était douteux, ceux où des sommes importantes pour le type de match concerné avaient été pariées. C'est comme ça que ça a démarré. Mais déjà là, on s'est aperçu qu'il y avait quelque chose de pas clair. On a commencé à parler à des sources dans le tennis, de l'industrie des paris, de la police qui avaient eu accès aux documents que nous avons publiés. Des documents qui montraient que les autorités avaient été prévenues sur ce qui se passait autour d'un groupe de 16 joueurs mais qui ont pourtant continué à jouer. Et récemment, nous nous sommes mis en rapport avec la BBC pour publier cette affaire.

Quelle a été votre réaction face à l'ampleur de ces trouvailles ?

Quand mon collègue John m'a parlé de cet algorithme qui montrait un certain nombre d'irrégularités sur certains matches, et toujours avec les mêmes joueurs concernés, j'ai tout de suite été intéressée. Mais nous sentions que nous avions besoin de davantage d'informations avant de publier cette affaire. J'ai donc commencé à parler à des personnes évoluant dans les organismes de protection du sport, tennis ou autre, en leur demandant ce qu'elles pensaient de la façon dont le tennis était géré. Tout le monde était d'accord pour dire que le tennis ne fait pas assez pour lutter contre ces problèmes, que les matches arrangés sont un gros problème et que les autorités ne s'y intéressent pas. Tout cela nous a donné envie d'aller plus loin et nous avons obtenu ces documents qui montrent que les autorités ont été averties à plusieurs reprises. C'est ça qui est surprenant.

Pourquoi ne pas révéler les noms des joueurs concernés ?

Notre position, c'est que cette enquête concerne les autorités du tennis et leur inaction face à des preuves aggravantes. Notre point de vue, c'est qu'il existe un grand nombre de preuves qui démontrent un problème généralisé à tout le sport. Notre but n'est pas de pointer du doigt untel ou untel. Nous voulons que les autorités fassent les choses sérieusement, qu'elles mènent une enquête sur les joueurs aux activités douteuses. Nous avons donc choisi de ne pas divulguer les noms des joueurs concernés parce que nous n'avons pas l'autorité pour nous procurer leurs relevés bancaires, leurs relevés de téléphone, les faire comparaître pour qu'ils donnent des explications et interviewer leur entourage… C’est-à-dire de faire tout ce que les autorités du tennis devraient faire lorsqu’il s'agit de doutes très sérieux. Nous pensons qu'il faut agir et nous sommes ravis de voir que David Cameron, le Premier ministre, a demandé une enquête indépendante sur le sujet. C'est un pas dans la bonne direction.

« Cela ne disparaîtra pas seulement en détournant le regard »

Le Tennis Integrity Unit ne fait pas ce qu'il devrait faire ?

Il y a quelque chose de très curieux au sujet du TIU. Ils affirment qu'il est très difficile de prouver une affaire de corruption, qu'on ne leur a pas donné les pouvoirs pour mener ce type d'enquêtes par le passé. Quand le TIU a été créé, le sport a aussi mis en place un code de conduite très exigeant. Et ce code explique que le TIU ne doit prouver une affaire de corruption pour un joueur que sur des bases de fortes probabilités, ils n'ont pas à le prouver sans qu'il y ait le moindre doute, comme c'est le cas dans une affaire criminelle. C'est donc beaucoup plus facile pour eux. Ils ont aussi la possibilité de demander aux joueurs leurs relevés de téléphone, leurs relevés informatiques, etc. pour véritablement s'assurer que ces joueurs ont été en contact avec des parieurs ou des personnes douteuses. Donc il semble qu'ils n'utilisent pas l'ensemble de leurs pouvoirs pour lutter contre ce problème.

Pourquoi l'ATP n'a-t-elle pas agi sur ces problèmes ?

Il est difficile pour moi d'émettre un avis sur la question. Je pense que, de manière générale, le sport n'est pas en mesure de se surveiller lui-même. Il est mauvais pour un sport quel qu'il soit d'être pris dans des affaires de corruption et de paris illégaux. Cela nuit bien sûr à la réputation du sport. Il y a aussi d'évidentes conséquences commerciales. Ça a été le cas pour la FIFA où des considérations commerciales ont joué un rôle quand il a fallu faire remonter à la surface des soupçons de corruption. Il y a aujourd'hui beaucoup d'enquêteurs, d'anciens joueurs et de responsables de l'industrie des paris qui affirment que l'ATP a fermé l'œil sur tous ces soupçons de paris et de matches truqués à cause de considérations économiques. Bien sûr, les autorités du tennis affirment le contraire. Ils affirment que l'aspect commercial n'a joué aucun rôle dans leur travail et qu'ils prennent ce problème très au sérieux.

Peut-on aboutir à un scandale aux mêmes proportions que celui de la FIFA ?

Cela va dépendre de la manière dont les autorités vont répondre aux problèmes. Je pense que le plus gros problème au sein de la FIFA était cette culture du secret et de la dissimulation. Je pense que si le tennis décide de prendre le même chemin, ferme les yeux, refuse de voir la vérité en face et continue d'affirmer qu'il s'agit d'un micro-problème - malgré leur doctrine de tolérance zéro - s'il continue dans cette direction alors que le reste du monde leur montre que c'est un gros problème, alors ils s'apprêtent à vivre des moments difficiles et cela ne disparaîtra pas seulement en détournant le regard.

Fabien FOUGERAY à Londres