Au sein d’Emmaüs, la stupeur est totale en ce mois de juin 2023. Une femme vient de prendre contact avec les responsables du mouvement et témoigne de gestes graves, imposés à la fin des années 1970 alors qu’elle était mineure par le très célèbre fondateur de l’organisation qui œuvre contre l’exclusion et le mal-logement, Henri Grouès, plus connu sous le nom d’abbé Pierre. Certains faits imputés à l’homme d’Église sont qualifiables d’agressions sexuelles.

Trois mois plus tard, une délégation d’Emmaüs rencontre cette femme et, passé le « choc », confie une enquête au cabinet Egaé, dirigé par Caroline De Haas, fondatrice de l’association Osez le féminisme ! et fer de lance de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Jamais le cabinet de cette militante féministe n’avait enquêté sur des abus commis par un homme d’Église. « C’est la structure de référence pour les violences sexuelles », explique le mouvement pour justifier le choix de cette organisation, dont la méthodologie a fait l’objet de critiques par le passé.

Contacts répétés sur la poitrine

Après deux mois de travail et douze entretiens dirigés par Caroline De Haas, le « rapport d’enquête », que La Croix a pu consulter, est publié le 17 juillet par Emmaüs International. Huit pages qui compilent des extraits de témoignages – directs ou non – de sept victimes présumées du prêtre décédé en 2007. Leurs récits, qu’elles ont voulu anonymes, s’étalent entre la fin des années 1970 et 2005. Six femmes rapportent des faits pouvant être qualifiés d’agressions sexuelles. Une autre fait état de propos sexistes et de sollicitations dérangeantes.

Parmi leurs déclarations figure le récit de la personne à l’origine de l’enquête, fille d’un couple proche du prêtre. Alors qu’elle est âgée de 16 à 17 ans, l’abbé Pierre, de près de cinquante ans son aîné, touche à plusieurs reprises sa poitrine, dans la maison familiale où il est « régulièrement invité ». Et en 1982, alors qu’elle est devenue majeure et revient d’un voyage en Italie, « au moment de lui dire au revoir, il a introduit sa langue dans (sa) bouche d’une façon brutale et totalement inattendue », retrace-t-elle, ajoutant qu’à la fin des années 1980 l’abbé Pierre lui aurait proposé de s’allonger avec lui dans un lit. En 2003, quelques années avant sa mort, le prêtre lui aurait présenté des excuses en présence de son père.

Le témoignage, comme d’autres extraits du rapport, esquisse un mode opératoire. L’abbé Pierre semble profiter de quelques instants à l’abri des regards – « dans un bureau »,« au pied d’un escalier, un endroit de type sas », une chambre d’hôtel – pour se rapprocher de sa victime. Au cours d’une conversation, « il s’est mis à me tripoter le sein gauche », rapporte une autre femme, qui situe les faits « entre 1977 et 1980 ». Douze ans plus tard, elle se retrouve à nouveau confrontée à lui : « Je me suis avancée vers lui pour lui serrer la main, relate-t-elle. Il a essayé de m’attirer vers la fenêtre. Je lui ai dit : “Père, non.” Il m’a dit : “J’en ai besoin.” J’ai dit : “Non.” Et il est parti. » Trois autres femmes dénoncent des contacts non consentis sur la poitrine entre 1995 et 2005. Parfois ces comportements étaient suivis de sollicitations. « Il a continué à m’écrire, par courrier, à me téléphoner. Il disait qu’il voulait me rejoindre. (…) Après un mois ou deux, ça s’est arrêté », décrit l’une d’elles.

Une figure majeure de la société française

Ce rapport dévoile un homme d’Église qui ne s’empêche pas de chercher à assouvir ses pulsions, se sentant autorisé à poser des gestes répréhensibles par la loi de l’époque. Les récits éclairent aussi la personnalité d’un homme ayant conscience du caractère transgressif de ses actes, sachant s’arrêter lorsque ces femmes exprimaient fermement leur refus. Des femmes qui demeuraient toutefois sidérées par ces gestes. « J’ai l’habitude de me défendre. Mais là, c’était Dieu. Comment vous faites quand c’est Dieu qui vous fait ça ? », s’interroge l’une d’elles.

C’est ainsi une nouvelle figure catholique – et non des moindres – qui se retrouve liée à des accusations de violences sexuelles. L’ancien capucin, qui avait hébergé des juifs durant la guerre et participé aux réseaux de la Résistance, qui consacra sa vie à sauver les plus pauvres et les exclus, avait acquis auprès d’une large partie des Français, bien au-delà de l’Église, une large renommée. « Mes amis, au secours ! » : ces mots lancés à la radio au cours du tristement célèbre hiver 1954 lui valurent le soutien de la population et évitèrent à bien des gens à la rue de perdre la vie à cause du gel. Trente ans plus tard, après une période de relative absence médiatique, il devient le héraut des « nouveaux pauvres », des sans-papiers. Désigné à seize reprises « personnalité préférée des Français », l’abbé Pierre a, de son aura, accompagné la société durant plusieurs décennies.

Pour Caroline De Haas, cette notoriété expliquerait le silence persistant au sujet des agressions dont il se serait rendu coupable. « Les femmes avaient conscience de l’impact de leur témoignage sur la société, indique-t-elle. J’ai identifié dans presque tous les cas la difficulté à être crue lorsque la personne mise en cause est valorisée, voire adulée, pour son engagement. »

Des questions demeurent

La lecture de ses conclusions permet de dévoiler des zones d’ombre, mais jette paradoxalement le trouble par son caractère inachevé. À la différence d’autres rapports publiés sur des figures d’Église comme Jean Vanier ou Georges Finet, le cabinet Egaé s’est limité au recueil de la parole des victimes, dont seules quelques citations sont retenues, sans recontextualisation, ni indications sur l’état de santé de l’abbé Pierre, sa place dans l’Église et son aura dans la société de l’époque. « L’objet de l’enquête était d’identifier la nature des faits et d’estimer leur ampleur », justifie Caroline De Haas.

Le principal concerné étant décédé, il est difficile d’obtenir une parole contradictoire. D’autant que certains témoignages, notamment rapportés, demeurent superficiels et ne permettent pas d’appréhender pleinement la nature des faits. Les premiers récits collectés datant d’une époque où l’abbé Pierre était âgé d’environ 65 ans, se pourrait-il que des faits encore plus anciens remontent à la surface ?

Le rapport soulève aussi la question du profil psychologique du prêtre. « Seuls les témoignages de personnes l’ayant connu jeune pourraient permettre de porter un jugement circonstancié. Il n’en reste pas moins que toucher les seins de jeunes femmes sans leur consentement est une agression sexuelle, et n’est pas concevable de la part d’un prêtre. On imagine que les conséquences sur les personnes n’ont pas été négligeables. Et on retrouve toujours cette erreur parmi les chrétiens : mettre une personne sur un piédestal et ne pas arriver à voir la vérité, être incapable d’un jugement sain quand les révélations de maltraitances surviennent », analyse Isabelle Chartier Siben, médecin et victimologue spécialisée dans le traitement des violences sexuelles dans l’Église catholique.

Chasteté

L’abbé Pierre avait confié, à la fin de sa vie, avoir fait des entorses à son vœu de chasteté. « J’ai connu l’expérience du désir sexuel et de sa très rare satisfaction », confiait-il dans un livre d’entretiens publié en 2005 par Frédéric Lenoir. Plusieurs biographies racontent combien « certaines femmes idolâtraient » l’homme médiatique qu’il était devenu, raconte à La Croix Pierre Lunel, qui l’a côtoyé de près durant vingt ans. « C’était presque insupportable : on embrassait sa soutane, son béret, poursuit l’auteur d’une nouvelle biographie en 2023. Mais, en vingt ans, je ne l’ai jamais vu poser de gestes déplacés sur une femme, jamais ! Et pourtant je le suivais quotidiennement pendant de longues périodes, parfois quatre ou cinq ans ! »

En 1957, l’abbé Pierre, atteint d’une hernie douloureuse, très malade et surmené, avait été hospitalisé en Suisse et écarté de la direction d’Emmaüs. Officiellement pour se retaper. Mais selon l’historienne Axelle Brodiez-Dolino dans sa biographie publiée en 2009, les raisons de sa mise à l’écart auraient plutôt été la peur du « scandale » si le public apprenait ses manquements à la chasteté, « incartades » et autres « dérapages ». Sans qu’on sache si les relations étaient consenties ou non. « C’était une icône médiatique. Il était pourchassé par des groupies et il avait des pulsions incontrôlables avec les femmes. Un petit cercle le savait, même si à l’époque la question du consentement n’était pas du tout appréhendée comme maintenant », précise aujourd’hui Axelle Brodiez-Dolino, chercheuse au CNRS

Mise en place d’une cellule d’écoute

Un récit laisse planer le doute sur d’éventuels comportements plus graves. Lors d’un entretien mené par le cabinet Egaé, une personne a admis « avoir été destinataire d’une scène dans les années 1950 ou 1960. L’abbé Pierre était dans une barque avec une femme et lui aurait ”sauté dessus”. La personne autrice du récit aurait ajouté : ” Ça faisait partie du personnage, on essayait de limiter la casse.” »

Les comportements de l’abbé Pierre étaient connus au sein d’Emmaüs. « Ce n’était pas un épiphénomène », confesse une personne entendue par le cabinet. Plusieurs femmes affirment également avoir rapporté les faits au sein du mouvement. « On pensait qu’il s’était calmé », s’est vu répondre l’une d’entre elles. « Une salariée de l’époque a indiqué que la consigne était donnée à ses collègues féminines de ne pas aller voir l’abbé Pierre seule », relève le rapport, sans pointer de responsabilités particulières.

À la lumière de ces révélations, Emmaüs et ses différentes branches se tiennent prêts à recueillir de nouveaux témoignages. Le mouvement a annoncé la mise en place d’une ligne d’écoute téléphonique, doublée d’une adresse e-mail, sous la responsabilité du cabinet Egaé. (1)

(1) Ligne d’écoute joignable au 01.89.96.01.53 (messagerie vocale avec rappel) ou à l’adresse [email protected]