On l’avait tant aimé. N’avait-il pas été 16 fois « personnalité préférée des Français », jusqu’à ce qu’en 2004 lui-même demande à être retiré de la liste ? Quand, en 2007, l’abbé Pierre s’éteint, à 94 ans, « c’est la France entière qui est touchée au cœur », résume alors Jacques Chirac, président de la République.

Comment Henri Grouès est devenu l’abbé Pierre ? Comment cette figure s’est-elle construite ? « Sans doute est-ce lié au fait que l’abbé Pierre, qui a eu plusieurs vies, a accompagné le pays à travers ses crises pendant près d’un siècle, en offrant à chaque fois aux Français une incarnation positive », estime Sophie Doudet, autrice d’une biographie (L’Abbé Pierre, Éd. Gallimard, 2022).

Engagé dans la Résistance

Né en 1912 dans une famille de la bourgeoisie catholique lyonnaise, cinquième d’une fratrie de huit, Henri Grouès désire ardemment, dès son jeune âge, être un héros. Ou un saint. Lors d’un voyage à Assise, il ressent une révélation. Il renoncera à son héritage pour entrer chez les capucins, un ordre connu pour son austérité. Trop : sa santé et son moral vacillants ne lui permettent pas de supporter cette vie religieuse. Le voilà rendu au clergé séculier.

C’est alors que l’histoire frappe une première fois à sa porte en la personne d’un ingénieur juif qui lui demande de le cacher. Devenu passeur de familles juives, faussaire puis maquisard, celui qui prendra alors le nom de l’abbé Pierre épouse la cause de la Résistance, aux côtés de Lucie Coutaz, qui l’aidera pendant quarante ans.

Au sortir de la guerre, ses camarades le convaincront de se faire élire député, sous l’étiquette MRP (Mouvement républicain populaire). Là, il fait ses premières armes de tribun. En pure perte, car le gouvernement se soucie peu de loger les « couche-dehors ». C’est à Neuilly-Plaisance (Seine-Saint-Denis), dans une ruine rebaptisée Emmaüs, que l’abbé et Lucie Coutaz les recueillent donc. On lui amène ainsi un désespéré, Georges Legay, repris de justice alcoolique et suicidaire.

« Toi qui n’as rien à perdre, tu peux m’aider à aider les autres », lui lance-t-il, improvisant ce qui fera l’originalité d’Emmaüs. « Une des clés pour comprendre l’abbé Pierre, c’est qu’il considère qu’en tout homme il y a un trésor et que le partage de l’humanité ne se fait pas entre croyants et incroyants mais entre ceux qui se détournent de la souffrance et ceux qui acceptent de la partager », explique René Poujol, ex-directeur de la rédaction du Pèlerin, qui l’a bien connu.

Mais c’est à l’hiver 1954 que cette invitation à la fraternité touche le grand public. Alors qu’une femme vient de mourir de froid dans la rue, serrant dans sa main son papier d’expulsion de son logement, l’abbé Pierre lance à la radio son célèbre appel du 1er février. Bouleversés, les Français ouvrent leur porte-monnaie. À l’hôtel Rochester à Paris, QG de la campagne, les baignoires débordent de billets.

Barbe pointue, béret, soutane et godillots

« À ma connaissance,c’est la première fois qu’on observe une telle mobilisation humanitaire de la société civile, explique l’historienne Axelle Brodiez-Dolino, autrice d’Emmaüs et l’abbé Pierre (Presses de Sciences Po, 2009). C’est un succès en termes de collecte,mais c’est aussi un succès politique car, en 1954, sont votés des crédits pour les logements d’urgence et, en 1956, une loi interdit les expulsions locatives pendant la trêve hivernale. »

Alors que naît la société de communication, l’abbé Pierre, qui promène sa barbe pointue, son béret, sa soutane et ses godillots partout où on le demande, incarne aussi l’une des premières figures médiatiques. « Se déclenche à cette époque une sorte de passion, reprend Sophie Doudet. Tout le monde veut l’approcher, c’est une idole. » Mais cette surexposition a raison de lui. Épuisé, et mis de côté par les cadres du mouvement, qui lui reprochent son manque de rigueur, l’abbé Pierre sombre. Quand il sort de l’hôpital, ce sera pour courir le monde.

Les années 1980, qui voient émerger le phénomène des « nouveaux pauvres », le remettent en scène en France. Dans cette énième vie, l’abbé Pierre, devenu vieil homme, est de tous les combats, des mal-logés aux sans-papiers. Sans compter ses déclarations transgressives sur le port du préservatif ou le mariage des prêtres. « Pour les jeunes générations, c’est le grand-père qui engueule les hommes politiques à la télé », se souvient Sophie Doudet. L’opinion publique oublie même, gros faux pas, son soutien à son vieil ami Roger Garaudy, devenu négationniste. « Ce qui marque l’opinion, jusqu’au bout, résume René Poujol, c’est la radicalité de son combat contre l’injustice. »