Fabrice Luchini : «J’ai des réflexes d’ancien pauvre»

L’acteur triomphe au théâtre dans «Les écrivains parlent d’argent». Rencontre.

 Paris XVIIIe, le 11 janvier. Fabrice Luchini se dit « persuadé que ce qui est cher est bien ». Pour celui dont le spectacle  remplit les salles des mois à l’avance, « l’argent a une petite composante magique », mais « illusoire ».
Paris XVIIIe, le 11 janvier. Fabrice Luchini se dit « persuadé que ce qui est cher est bien ». Pour celui dont le spectacle remplit les salles des mois à l’avance, « l’argent a une petite composante magique », mais « illusoire ». LP/Frédéric Dugit

    Buveur d'encre gargantuesque, Luchini, est un ogre magnifique qui, en dehors des plateaux, travaille sans retenue les plus grands de la littérature française pour en livrer sur scène les meilleurs morceaux dans de grands numéros. Avec un enthousiasme et une verve mirifiques, le comédien de 66 ans allie grands écrits et envolées personnelles, procurant un plaisir sans cesse renouvelé à un public toujours présent. Remplis des mois à l'avance, avec lui, les théâtres se font planches à billets. Ça tombe bien, il est question d'argent dans son dernier spectacle dans lequel il convoque Marx, Péguy, Céline, La Fontaine, Hugo ou encore Freud.

    Quel intérêt d'emprunter aux grands auteurs ?

    Il n'y a pas de comédien sans auteur, ne pas leur emprunter ce serait, comme dit Brassens, du talent sans travail, donc une sale manie. C'est le seul emprunt qui vous rapporte beaucoup plus que si l'on s'abstient. Depuis 35 ans, je ne suis que l'interprète d'auteurs, leur intermédiaire avec le public.

    Et c'est un franc succès, vous êtes un peu la poule aux œufs d'or…

    Oui, alors il ne faut pas trop gratter. Vous connaissez la fable : Il la tua, l'ouvrit et la trouva semblable à celles dont les œufs ne lui rapportaient rien…

    C'est complet, comme à chaque fois. Que se dire face à un tel succès ?

    Rien. Ça m'hallucine. D'autant que c'est exigeant, ça demande un effort aux gens, c'est tôt, les textes sont parfois ardus… Mais il n'y a pas de spectacle sans effort pour moi. Lire c'est un effort, écouter du Péguy ou du Marx aussi. La société actuelle déteste l'effort, si les gens viennent pour un délassement, ce n'est pas la peine. J'alterne les moments graves avec des observations sur notre époque, pour faire passer un grand texte, il faut aussi provoquer le rire.

    On vient pour Luchini ou les auteurs ?

    Chirac m'avait dit : « Avec vous, le bottin en anglais, ça marchera autant ». C'était bienveillant mais terrible. Et faux. Ce serait être infatué de soi-même que de commenter pourquoi on vient me voir. Dali, Nietzsche, Duras, ça passerait, mais moi… France 2 a envoyé une caméra et une dame leur a dit : Ici on ne nous prend pas pour des cons. Ça, ça me bouleverse.

    Peut-on imaginer du Fabrice Luchini seul, sans auteurs ?

    Non. On me l'a proposé, mais ça ne m'intéresse pas. Et du Luchini, comme vous dites, il y en a beaucoup, presque 50 %.

    Dans votre autobiographie*, vous écriviez : « Le pognon ça m'émeut… »

    Une phrase d'Audiard glissée par provocation, il y a une telle hypocrisie autour de l'argent. Mais ça ne m'émeut pas plus que ça, même si je viens d'une famille où l'argent signifiait quelque chose. Mon père avait un magasin et les fins de journée, c'était concret, il faisait la caisse.

    Parler d'argent, c'est transgressif ?

    Je l'aborde par la littérature, Zola avait prévu les fonds vautours, Marx explique qu'un mec très con avec de l'argent est finalement intelligent, voyez Trump… Il y en a qui l'aiment, Guitry, Péguy pense que c'est abominable… On ne peut parler d'argent sans Freud pour qui l'argent est sale parce qu'en lien avec nos premiers contacts avec le caca. Caca ne serait pas passé, trop violent, alors que cacou… J'éclaire Freud grâce au cacou de Malou, ma chienne, ça…, c'est une trouvaille (rires). Un jour, un type m'a lancé dans la rue : « C'est Malou ? Elle a fait son cacou ? ». Si ce n'est pas être une star ! (rires).

    L'argent rend-il heureux ou peureux ?

    Il est de bon ton de dire que cela ne résout rien, pas faux, mais quand même. L'argent c'est remarquable, ça met de l'huile dans la mécanique, ça arrondit les choses. Le pourboire, glisser un petit billet en loucedé pour que les gens soient moins méchants. Un taxi me refuse avec ma chienne, avec 50 euros ça s'arrange…

    C'est magique ?

    L'argent a une petite composante magique, oui, mais c'est illusoire. Face aux grandes épreuves de la vie, ce n'est pas grand-chose… L'argent rend-il peureux ? Mais la peur est le moteur intrinsèque de notre constitution, peur de vieillir, de mourir, de vivre, de baiser… on a peur tout le temps, c'est la condition de l'homme. L'argent ne résout ni n'accentue cela.

    Pour quoi êtes-vous capable de mettre le prix ?

    Pour beaucoup de choses… J'ai un réflexe d'ancien pauvre et demande toujours ce qu'il y a de plus cher, je n'ai pas de goût et suis persuadé que ce qui est cher est bien… Je viens de m'acheter une Volvo. Je sais, c'est scandaleux, mais j'aime bien les grosses voitures parce que j'ai peur des chauffards qui se prennent pour des as du volant… Je dis parfois que mon métier c'est de tapiner et qu'il n'y a pas de tapin gratuit, mais je pourrais participer gracieusement à un spot contre les chauffards.

    Qu'est-ce qui vous est le plus cher ?

    Les êtres que j'aime. Ils sont très peu.

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    Pourquoi ? Ça coûte l'amour ?

    Parce que le rapport aux gens est périlleux. Les hommes veulent se fréquenter, mais comme dit Schopenhauer, ce sont des hérissons avec des piques qui se blessent dès qu'ils s'approchent… Les gens passent leur temps à s'inviter à dîner, quels cinglés ! Ils ne s'invitent que pour pratiquer leur animosité et dire du mal. C'est dans la nature humaine. La convivialité est un sport périlleux, donc moi… Les êtres que j'aime sont très peu nombreux, mes très proches.

    Et dans le métier ?

    J'ai vite compris que ce ne sont que des rapports d'affaires, donc d'argent… Naïvement, je serais prêt à croire en l'affection qu'on me porte. Mais elle n'existe pas. Un producteur m'aime bien tant que les films font des entrées… Tous les rapports dans la société sont faussés, ce sont des rapports de deal. Il n'y a que ta mère qui t'aime. Ma mère était la personne centrale de ma vie, clodo elle m'aurait aimé d'un amour infini. Ça a été l'amour de ma vie, mais à part ce genre de rapport fusionnel…

    *« Les écrivains parlent d'argent », actuellement au Théâtre de La Michodière (Paris IIe). Reprise à partir du 15 octobre aux Bouffes Parisiens (Paris IIe). De 17 à 68 euros. (01.42.96.92.42)

    ** « Comédie Française, ça a débuté comme ça… », Editions Flammarion (2 016) 251 pages.