Sartre, Picasso, Piaf, Arletty… de quel côté étaient-ils sous l’Occupation ?

Paris est une fête pour beaucoup d’acteurs sous l’Occupation. Quelques héros, quelques salauds, et toute une zone grise pour les stars qui s’adaptent ou renâclent.

 Automne 1944. Jean Marais (à droite) déjeune avec des membres de la 3e compagnie du 501e régiment de chars de combat.
Automne 1944. Jean Marais (à droite) déjeune avec des membres de la 3e compagnie du 501e régiment de chars de combat. USIS-DITE/Leemage

    Qu'auriez-vous fait sous l'Occupation ? À cette question que chacun s'est posée un jour, il est trop confortable d'y répondre devant un ordinateur dans un Paris oisif d'août 2019. Pour les artistes des années 1940, l'arc-en-ciel des attitudes est souvent gris. Pour un flamboyant Romain Gary, aviateur des Forces françaises libres, un inflexible Albert Camus, qui se bat dans son journal Combat et exigera à la Libération une justice « sans haine, mais sans pitié », pour le patriote Jean Gabin engagé dans les Forces françaises libres, combien de planqués et d'arrangeants?

    Les « salauds » sont peu nombreux. Céline, l'auteur avant-guerre de « Voyage au bout de la nuit », s'est enfoncé dans les ténèbres en publiant des pamphlets antisémites haineux. Il a fui Paris et la France quelques jours après le débarquement allié en Normandie le 6 juin 1944. Brasillach, petite gloire de l'époque, est fusillé. Drieu La Rochelle, collabo revendiqué, se suicide en 1945.

    Dans Paris ville des plaisirs voulue par les Allemands, la Continental financée par Berlin produit une centaine de films avec Fernandel, Raimu, Danielle Darrieux, Michel Simon… Lors d'un voyage à Berlin en 1941, des acteurs, des écrivains et des peintres – Derain, Vlaminck, Van Dongen – se compromettent avec l'Occupant.

    D'où surgit la lumière ? De la poésie. Paul Éluard écrit « Liberté » en 1942, publié clandestinement. Un poème que toutes les générations ont récité à l'école. Parce que les poèmes sauvent le monde. Robert Desnos écrit ses « Chantefables » sous l'Occupation – certains vers, cryptés, évoquent les tracts des Alliés – s'engage dans la Résistance, et meurt en déportation en 1945. C'est lui, le roi des enfants, l'auteur de « L'Escargot », le héros si discret, le plus déchirant. Mort avant d'avoir vu imprimées ses poésies lues passionnément encore aujourd'hui. Traits d'enfance et de génie dans la nuit.

    Hemingway «libère» le Ritz

    /Granger NYC/Rue des Archives
    /Granger NYC/Rue des Archives USIS-DITE/Leemage

    « En contrebas s'étendait, belle et encore grise, la ville que j'aimais le plus au monde », écrit Ernest Hemingway le 25 août 1944, alors que sa Jeep effectue une halte place de l'Etoile. Ambulancier en France à la fin de la Grande Guerre, l'auteur de « Paris est une fête » est également du second conflit mondial, mais cette fois en tant que journaliste pour le magazine Collier's.

    Attaché au 22e régiment d'infanterie de la 4e division américaine, Hemingway a couvert le débarquement du 6 juin en Normandie, et veut maintenant de libérer Paris, en y pénétrant si possible le premier ! C'est que l'écrivain de 45 ans, qui sera couronné dix ans plus tard du prix Nobel de littérature, a du panache à revendre… et une bonne dose de mégalomanie ! Quelques jours avant le soulèvement de la capitale, alors qu'il stationne à Rambouillet, il obtient une audience auprès du général Leclerc. L'accueil du chef de la 2e DB, qui le prend pour un clown, est glacial, et l'Américain hâbleur totalement dépité.

    Quand il débarque enfin dans la capitale, dans l'après-midi du 25, « Hem » n'a qu'une idée en tête : libérer le Ritz où il a passé de si belles heures à la fin des années 1920 en compagnie de Francis Scott Fitzgerald. « Lorsque je rêve de la vie après la mort, l'action se passe toujours au Ritz à Paris », dit-il.

    Fusil-mitrailleur au poing, il déboule comme une furie dans le palace de la place Vendôme, mais les Allemands sont déjà partis. Le directeur de l'hôtel lui demande de laisser son arme dehors. Ernest se consolera en vidant le bar de l'hôtel (qui porte son nom depuis 25 ans), où il laisse cette nuit-là une addition… historique de 51 Dry Martini !

    Guitry en pyjama

    /AFP
    /AFP USIS-DITE/Leemage

    « La Libération, j'en ai été le premier prévenu. » Sacha Guitry n'a jamais été avare d'un bon mot, même à ses pires moments. Le 23 août 1944, à 10 heures, il est arrêté chez lui. Il a fait la grasse matinée, il porte un pyjama. Guitry a bien vécu sous l'Occupation. Il produit six pièces et cinq films. On retrouve dans les journaux collaborateurs des annonces de ses conférences parisiennes sur l'âme de la nation française.

    En pleine insurrection, à deux jours de la Libération, le voilà traîné dans les rues jusqu'à la mairie du VIIe arrondissement dans son fameux pyjama. Il passera soixante jours en prison, mais échappera à toute condamnation. Le commissaire du gouvernement rend une décision de non-lieu.

    Arletty, collaboratrice «horizontale»

    /Rue des Archives/Diltz
    /Rue des Archives/Diltz USIS-DITE/Leemage

    « Mon cœur est français, mais mon cul est international. » L'actrice des « Enfants du Paradis », le chef-d'œuvre de Carné et de Prévert tourné sous l'Occupation, a été accusée de « collaboration horizontale ». Pendant le tournage, Arletty est enceinte d'un officier allemand. Elle avorte. Enchaîne avec une autre liaison franco-allemande. S'affiche avec la fille de Pierre Laval, le second de Pétain, grand organisateur de la Collaboration.

    Ses bons mots lui permettent-elle d'échapper au cortège des femmes tondues à la Libération ? Sa carrière s'arrête net en 1945, à part nombre de seconds rôles, y compris dans « Le Jour le plus long »… Sa langue reste bien pendue. « Des rides ? Je n'en ai qu'une seule et je suis assise dessus. »

    Les deux amours de Joséphine

    /LAPI/Roger-Viollet
    /LAPI/Roger-Viollet USIS-DITE/Leemage

    Elle a débarqué à Marseille en octobre 1944, mais on ne peut parler de la Libération de Paris sans Joséphine Baker, l'âme des cabarets de la capitale, le grain de folie de Paname, celle qui chantait « J'ai deux amours, mon pays et Paris ». Mais son pays, à l'Américaine, c'était aussi la France depuis sa naturalisation peu avant la guerre.

    La superstar du Casino de Paris résiste. Remuée par l'appel du général de Gaulle, elle devient espionne au service de la France Libre, se servant de sa notoriété comme d'une couverture, du Maroc à l'Égypte : messages cachés dans des partitions musicales ou microfilm contenant une liste d'espions nazis dans son soutien-gorge.

    Sartre, l'opportuniste

    /René Saint Paul/Rue des Archives
    /René Saint Paul/Rue des Archives USIS-DITE/Leemage

    L'attitude de l'écrivain pendant la guerre a toujours déchaîné les passions parmi les experts. Sartre ne fut ni Résistant pur et dur ni « collabo ». Première accusation : à la rentrée 1941, il est nommé professeur de philosophie dans la khâgne du lycée Condorcet, à Paris, à la place de Henri Dreyfus-Le Foyer, révoqué par Vichy en 1940, parce qu'il était juif. Selon certains, Sartre a pu l'ignorer, mais il n'a pas eu un mot après-guerre pour son confrère juif.

    Enfin, contrairement à la légende, la première de sa pièce « Les Mouches », le 3 juin 1943, ne s'est pas déroulée devant tout un parterre de la Wehrmacht, mais quelques officiers maîtrisant le français. « Les Mouches » est même considérée comme une pièce résistante, apologie de la liberté. Tout comme « Huis clos », l'autre pièce de Sartre jouée sous l'Occupation, en 1944, qui met en scène une lesbienne, une nymphomane infanticide et un Don Juan, pas vraiment les valeurs de Vichy.

    Jean Marais, le sang chaud

    /Usis-Dite/Leemage
    /Usis-Dite/Leemage USIS-DITE/Leemage

    L'acteur de « La Belle et la Bête » s'est engagé dans la 2e e DB du général Leclerc avec d'autres célébrités comme Jean Gabin, et conduit une jeep. Mais Jean Marais est resté célèbre pour son courage dès le début de l'Occupation, qui a donné lieu dans les années 80 à l'une des scènes mythiques du « Dernier Métro » de François Truffaut.

    En juin 1941, le comédien, 27 ans, casse la figure d'un journaliste collabo de Je suis partout, l'un des pires torchons à la solde de l'Occupant, à qui il reproche ses attaques envers Jean Cocteau – son compagnon — et sa pièce soi-disant « efféminée ». Dans le film, c'est Gérard Depardieu qui rejoue la scène en empoignant un critique d'extrême-droite.

    Le mauvais numéro de Coco Chanel

    /AFP
    /AFP USIS-DITE/Leemage

    Contrairement à Arletty, Coco Chanel ne s'est pas contentée de tomber amoureuse d'un officier allemand avec qui elle vivait en concubinage luxueux au 7e étage du Ritz – à côté de sa boutique — où elle fut arrêtée au petit matin en septembre 1944, avant d'être relâchée au bout de quelques heures. La Libération ? La visionnaire de la mode avait surtout libéré les femmes avant-guerre.

    Sous l'Occupation, cette antisémite invétérée essaie d'évincer les frères Wertheimer, juifs, du capital de sa maison et participe à des fêtes avec les collabos les plus zélés dans la dénonciation. « Je veux être de ce qui va arriver. J'irai pour cela où il faudra », disait-elle. Berlin ou le IIIe Reich, aucun problème pour la créatrice du « Numéro 5 ». Elle est même inscrite comme agent à l'Abwehr. La sexagénaire s'installe en Suisse pendant dix ans après la Libération. Et reçoit un Oscar de la mode en 1957.

    Picasso reclus

    Le peintre de « Guernica », de la guerre civile espagnole de 1936, est une icône anti-fasciste. En 1940 il a presque 60 ans. L'ermite de la rue des Grands-Augustins, sur les quais, s'enferme dans son atelier. On parle d'exil intérieur, d'atelier refuge. Il ne se compromet pas, ne se montre pas, aide ses relations.

    Ses œuvres ne sont pas exposées publiquement. Sa nationalité espagnole l'oblige à la discrétion. Il peint énormément, dont « L'Aubade », en 1942, une femme endormie, presque morte. Dès la Libération, il est célébré comme un artiste militant. Il adhère au Parti communiste en 1944. Le 19 mars, Albert Camus met en scène de façon privée, sans autre public que les amis, « Le Désir attrapé par la queue », une pièce surréaliste écrite par le peintre en 1941, qui évoque la faim, le froid et les privations ressenties sous l'Occupation.