Rixe de Sisco : la vérité sur les violences du 13 août

A la veille du procès de la rixe du 13 août sur cette plage corse, révélations sur un embrasement aux relents communautaires.

    Une crique du cap Corse est devenue en l'espace d'une soirée de violences le symbole des fractures de la société : Maghrébins d'un côté, Corses de l'autre. L'enquête de la section de recherche de la gendarmerie raconte une histoire plus complexe.

    Une évidence pour commencer : presque tous les protagonistes de la rixe de Sisco sont corses. Certains adversaires d'un soir se connaissent, au moins de vue, de l'époque du lycée. Les Benhaddou, de nationalité marocaine, ont grandi sur l'île et vivent désormais près de Bastia. Le samedi 13 août, ils sont 11, dont 3 enfants, à se retrouver à Sisco, à trois quarts d'heure de route. En été, le bourg grossit nettement avec l'arrivée d'adolescents du continent. D'un côté, Mustapha, Jamal, Abdelilah. De l'autre, Jerry, Théo, Marie, Jules. Sisco ? On dirait « le Sud » de Nino Ferrer. « Le temps dure longtemps. [...] Un jour, pourtant, il faudra qu'ilyait la guerre... »

    Jamal, sa femme et leur fils de 19 mois garent leur 205 le long de la route cô-tière, rejoints vers midi par les autres membres de la famille, dans une Ford Fiesta et une BMW X1. Certains, venus d'Espagne, sont en vacances. Les quatre femmes se baignent habillées. La journée commence bien : sept poissons finissent au bout de la flèche du harpon. Le barbecue chauffe. Le soleil aussi. Les esprits, pas encore.

    Vers 14 heures, un couple descend sur la plage. Lui, chef de service dans une municipalité de l'est de la France, remarque que le panneau de chantier, couché sur le sentier depuis une semaine, a été « redressé et bloquait symboliquement l'entrée ». Arrivé sur les galets, il se rend compte que le groupe « marqué par une adhésion forte à la pratique de la religion musulmane » s'étale, « une stratégie visant à nous dissuader de [nous] installer ». L'hostilité de cette famille, où les femmes portent des robes longues mais « pas de voile ou de burka », est telle que, « dans le contexte actuel et pour parer à toute éventualité », le vacancier « recherche et met en mémoire dans son portable le numéro de la gendarmerie » du coin. Sa compagne est moins inquiète : « Un des hommes du groupe a jeté des galets dans la mer alors que j'étais dans l'eau. Il n'avait pas l'intention de me toucher mais peut-être voulait-il que ça m'agace et que je m'en aille. Mais je ne me suis pas sentie concernée. » S'ensuit une « cohabitation sans heurts », avec un gros rocher comme frontière.

    Le premier incident survient vers 17 h 30 lorsqu'un touriste belge prend une photo de la mer depuis le parking. « Pas de photos ici, dégage ou sinon je monte ! » dit-il avoir entendu. Il tourne les talons et demande à un groupe d'une quinzaine dejeunes villageois, qui ont gagné au fil de l'après-midi les rochers qui bordent la crique, s'ils ont eu des problèmes de ce genre. Un quart d'heure plus tard, l'un d'eux, Jerry, 18 ans, prend à son tour un cliché, effacé depuis, avec l'idée de le partager sur Snapchat. « Je pense que, vu l'angle, les Maghrébins se trouvaient sur la photo, reconnaît l'une de ses amies lors de son audition. C'est à partir de là que tout a basculé. »

    Trois membres de la famille exigent des explications. « On n'est pas des singes ! » justifiera plus tard Mustapha. Mustapha, justement, se montre le plus vindicatif. A 33 ans, c'est un dur, condamné pour des menaces contre les forces de l'ordre et trafic de cocaïne, quand ses frères Jamal et Abdelilah sont inconnus de la justice. Jerry, petit gabarit de 1,75 m pour 50 kg tout mouillé, lâche : « Ferme ta gueule ! » On frôle alors le drame. Selon la synthèse des gendarmes, « celui qu'on identifie comme Benhaddou Mustapha, armé d'un couteau » manque Jerry « et frappe alors violemment la lame sur le rocher, ce qui a pour effet de la casser ». L'adolescent est ensuite frappé ou giflé - les médecins consigneront une « petite plaie nasale superficielle », deux de ses amies bousculées sous les menaces.

    Voilà Jerry porté par des amis jusqu'au bar le Galion à l'heure du match Bordeaux - Saint-Etienne. Par un prompt renfort, les gars du village se rassemblent à la crique. « J'ai demandé où était mon fils et les enculés qui l'ont frappé », témoigne le père de Jerry, ex-militaire. Il essuie alors un coup de poing par-derrière, puis une grêle de pierres. Il aurait surtout été visé au harpon. Les médecins notent une plaie triangulaire sur la partie gauche du thorax, « compatible » avec cette hypothèse. Les gendarmes, eux, se montrent encore sceptiques. Personne ne sait non plus de quel camp viennent ces cris, « Allahou ak-bar », rapportés par des témoins. Ni qui a crevé les pneus de trois voitures des villageois.

    La foule grossit. Le récit d'une vacancière marseillaise de 18 ans, amie de Jerry, enflamme les esprits. Lors de son audition, elle évoque la présence d'un « burkini » et d'une « machette », ce qui est faux. Pour elle, les femmes, hurlant « à la mort alors qu'elles n'avaient rien », se protégeaient des pierres en se servant de leurs enfants comme boucliers. « J'entendais les Maghrébins dire on va engrosser vos femmes et vos filles », poursuit la jeune femme. Elle stigmatise aussi une banlieue populaire de Bastia, Lupino. Le lendemain, le quartier est la cible d'une descente en règle de Corses hurlant : « On est chez nous ! »

    Bien réelle, en revanche, est la violence des affrontements imputables aux deux camps. Mais le rapport de forces est bientôt inégal : une centaine de villageois contre 11 hommes, femmes et enfants, dont les voitures sont retournées puis incendiées. La foule, déchaînée et armée de tout ce qu'elle trouve, fond sur les Maghrébins. Le jeune Pierre Baldi, employé à la mairie, par ailleurs pompier volontaire, décoche un coup de pied dans la tête de Jamal Benhaddou alors que ce dernier se trouve à terre. Son ami, Lucien Straboni, 50 ans, le boulanger de Sisco, assène un coup de poing au blessé alors qu'il est évacué sur une civière. Cet ancien salarié de Bastia Securita, société proche des indépendantistes, a fait un passage en prison en 2003 pour extorsion et chantage. Il reconnaît avoir frappé le blessé parce que, dit-il, celui-ci « faisait des signes d'égorgement ». Les images de télévision montrent un homme inconscient, bientôt évacué par hélicoptère. Sous une pluie de pierres, les gendarmes, pourtant appelés en nombre, ont toutes les peines à ramener le calme et exfiltrer la famille marocaine.

    Le mensonge est finalement la chose la mieux partagée de l'affaire de Sisco. Les Benhaddou ont en effet couvert l'un de leurs frères, présent sur place. Aujourd'hui identifié comme Mouhcine, cet homme sous le coup d'une obligation de quitter le territoire a réussi à se faire passer pour un autre lors de son interrogatoire, avant de quitter l'île.

    De cette triste soirée, il reste des cendres, des larmes d'enfants et beaucoup d'incompréhension. « Je n'aurais pas pensé qu'une journée à la plage puisse se terminer ainsi », reconnaît Mustapha. « Ça aurait pu être évité, concède un habitant dépassé. C'était un sentiment de peur, toutes générations confondues, amplifié par tout ce qui se passe en ce moment. »

    Sisco (Haute-Corse), le 13 août. Plusieurs voitures ont été renversées et incendiées. (PHOTOPQR/ « CORSE-MATIN »/MAXPPP/CHRISTIAN BUFFA.)