Critiques contre l’armée russe, ambitions personnelles… jusqu’où peut aller le patron du groupe Wagner ?

Evgueni Prigojine multiplie, ces dernières semaines, les attaques contre l’état-major russe et sa gestion de l’offensive en Ukraine. De plus en plus rudement.

Un militaire en uniforme à la sortie des bureaux du Wagner Center, de l'homme d'affaires Evgueni Prigojine. REUTERS/Igor Russak/File Photo
Un militaire en uniforme à la sortie des bureaux du Wagner Center, de l'homme d'affaires Evgueni Prigojine. REUTERS/Igor Russak/File Photo

    L’armée russe accusée de « trahison » par son propre camp ? Qui d’autre que Evgueni Prigojine, patron du groupe paramilitaire Wagner, pour formuler ces critiques. Le « bras armé de Poutine », l’un des hommes forts de l’invasion depuis près d’un an, multiplie, ces dernières semaines, les attaques contre l’état-major russe, appelant même la population à faire pression pour lui fournir des munitions. Une manière d’afficher des ambitions personnelles ou la simple volonté de remplir un objectif militaire ?

    « Ses prises de parole et son absence lors du discours à la nation de Poutine montrent que, sans faire complètement cavalier seul, il prend une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir central », nous explique Lukas Aubin, directeur de rechercher à l’IRIS, spécialiste de la Russie. « Wagner et Prigojine n’ont pas été mentionnés à une seule reprise dans le discours, insiste Galia Ackermann, coautrice du Livre noir de Poutine, alors que la Russie leur doit un certain nombre de petites victoires dans cette guerre. »

    En plus de son groupe Wagner, l’homme d’affaires a aussi accumulé près de 200 millions d’euros sur les quatre dernières années. De quoi en faire un soutien militaire, mais aussi financier incontournable pour Poutine. Selon Aurélien Duchêne, chargé d’études, spécialiste de la Russie, pour le think-tank Euro Creative, « c’est la première fois depuis longtemps, Poutine est dépendant de quelqu’un. Il ne peut pas se priver de la personne qui lui a permis de prendre Soledar, et d’avancer à Bakhmout, mais il est aussi dépendant de Wagner en Afrique. »

    « Prigojine a voulu se rendre trop visible »

    C’est là tout le paradoxe. Poutine a besoin de Prigojine et de Wagner, et l’inverse est vrai aussi. « Le régime russe fonctionne dans un système de dons-contredons entre les partisans et le prince (Poutine). Poutine a besoin de Wagner sur le terrain car l’armée russe n’est pas l’armée de métier qu’on imaginait. L’autre penchant, c’est que Prigojine, en faisant totalement cavalier seul, ne pourrait pas tout simplement pas exister », analyse Lukas Aubin.

    Une stratégie pour l’instant payante pour les deux camps. Les renseignements américains estiment que Wagner a désormais entre 40 000 et 50 000 hommes, contre 10 000 avant la guerre. De l’autre, le président russe peut se délester de certains poids comme de l’offensive à Bakhmout. « Il y a une sorte de’bon flic, mauvais flic’. Il est probable que le Kremlin donne une marge aux critiques de Prigojine car l’armée est déjà décrédibilisée. Tant que ces critiques ne sont pas contre Poutine, cela fait vivre un semblant de dynamique interne », décrypte Aurélien Duchêne, auteur du livre Russie : la prochaine surprise stratégique ?

    Pour autant, la scission n’a, semble-t-il, jamais été aussi forte entre les deux hommes. « Prigojine a voulu se rendre trop visible depuis le début de la guerre. Poutine a fini par avoir peur de cet homme qui a une armée prête à tout et qui connaît le Kremlin puisqu’il y a travaillé aux côtés du président. La décision a été prise de rabaisser, voire de détruire Wagner, en coupant ses vivres et ses munitions », raconte Galia Ackerman, co-autrice du Livre noir de Poutine.

    « Il ne veut pas être tsar mais boïar »

    De là à voir une opposition réelle contre Poutine ? « Il ne s’est jamais posé concrètement contre le régime russe. Toutes ces critiques sont centrées sur les corps intermédiaires sur le terrain, et l’état-major, mais jamais contre Poutine. Personne ne peut le faire de toute façon », rappelle Lukas Aubin, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste de la géopolitique de la Russie. Difficile d’oublier, dans ce contexte, les quatorze oligarques russes morts dans des circonstances troublantes depuis le début de la guerre en Ukraine.

    Le businessman de 62 ans pourrait-il tout de même viser la place de Poutine ? En 2020, l’ancien installateur des cuisines du Kremlin s’était lancé une première fois en politique, en opérant un rapprochement avec le parti nationaliste Rodina (« patrie »), qui s’était soldé par un échec. « Il fait partie d’un courant idéologique assez minoritaire, le slavophile, qui voit la race slave comme une race supérieure. Ce n’est pas le courant de Vladimir Poutine », détaille Lukas Aubin.



    Ce n’est que partie remise. Selon le site d’information Meduza, Prigojine prépare le lancement prochain d’un « mouvement politique conservateur » entièrement à son service, avec l’aide notamment des frères Kovaltchouk, deux proches d’un certain Vladimir Poutine. En cas de défaite en Ukraine, la position de l’actuel président pourrait être fragilisée à l’approche des prochaines présidentielles en 2024. « Dans ce cas, il y aurait une succession de candidats possibles au pouvoir, et Prigojine pourrait en faire partie. Mais il est très peu populaire en Russie. Il arrive très loin derrière d’autres hommes politiques plus médiatiques », tempère le chercheur de l’IRIS.

    Si le Kremlin n’est peut-être pas son objectif, que peut-il bien espérer ? « L’ambition qu’il a, c’est celle d’être un grand baron, rétorque Aurélien Duchêne. Il ne veut pas être tsar mais boïar. C’est un ovni en Russie. Le seul qui s’en rapproche, c’est Ramzan Kadyrov en Tchétchénie. Il a bien intégré qu’à l’issue du conflit que l’État russe ne fonctionnerait plus comme avant, et qu’il y aurait de la place pour lui. » Mais pour y faire quoi ? « Son propre état dans l’État. »