Michel Barnier, Dr Brexit et Mister Europe

L’ex-ministre de Mitterrand, Chirac et Sarkozy, chargé de négocier le retrait de l’UE du Royaume-Uni, a mené les discussions avec détermination. En 2019, il pourrait briguer la présidence de la Commission européenne.

 Bruxelles (Belgique), le 6 décembre. Michel Barnier dans ses bureaux du Parlement européen.
Bruxelles (Belgique), le 6 décembre. Michel Barnier dans ses bureaux du Parlement européen. LP/Philippe de Poulpiquet

    Ce jeudi-là, dans l'hémicycle du Parlement européen à Bruxelles, Michel Barnier présente l'accord tout frais du Brexit – un pavé de 600 pages – aux délégués des 300 régions de l'Union Européenne. Une représentante britannique à la chevelure argentée l'interpelle : « Je m'excuse pour cet acte d'autodestruction que nous vous infligeons à tous… Monsieur Barnier, pouvez-vous nous aider à revoter pour rester dans l'Union? » Applaudissements dans la salle.

    A la tribune, port droit, regard bleu limpide de montagnard savoyard, l'ex-ministre de Mitterrand, Chirac et Sarkozy, chargé de négocier le retrait de l'UE du Royaume-Uni, n'a (presque), pas changé depuis qu'il s'est éloigné de la scène nationale. Tout juste priera-t-il notre photographe, dans un sourire, de ne pas prendre son « profil avec le triple menton ». « Il est droit comme un peuplier, et un peuplier à 20 ans ça ressemble à un peuplier à 67 », lâche avec son sens de la formule l'ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, qui fut son camarade de promo à Sup de Co Paris au début des années 1970.

    Le 6 décembre. Michel Barnier présente l’accord sur le Brexit au Parlement européen./LP/Philippe de Poulpiquet
    Le 6 décembre. Michel Barnier présente l’accord sur le Brexit au Parlement européen./LP/Philippe de Poulpiquet LP/Philippe de Poulpiquet

    Impassible, attentif aux inquiétudes et doléances de ces grands élus territoriaux allemands, slovaques, écossais, gallois, espagnols, danois, etc., le « Monsieur Brexit » de la Commission européenne douche les derniers espoirs de son interlocutrice. « C'est un accord lose-lose (NDLR, perdant-perdant). Mais je ne peux pas et ne veux pas intervenir dans le débat interne au Royaume-Uni », tranche-t-il. Peut-être le regrette-t-il au fond de lui, lui qui masque sous son image techno un peu lisse un tempérament de « politique avant tout », comme il le répète.

    «La transparence au cœur de sa méthode»

    Cet exercice de pédagogie, Michel Barnier l'a répété des dizaines et des dizaines de fois. A Bruxelles auprès des multiples institutions, dans chacune des 28 capitales de l'UE à raison d'une visite par semaine – « Rome la semaine dernière, plus d'une centaine de déplacements en deux ans », s'extasie son attaché de presse irlandais –, auprès des syndicats, des ONG et même dans des séances hebdomadaires de deux heures avec des classes de lycéens européens.

    « Il a mis la transparence au cœur de sa méthode, ce n'est pas très français, mais c'est conforme à la colonne vertébrale européenne. Il est devenu le professionnel numéro un de l'Europe », apprécie Raffarin. Grâce à sa méthode, sa « marque de fabrique », Barnier a gagné jusqu'au respect des Britanniques eux-mêmes.

    Michel Barnier et Theresa May au sommet européen à Bruxelles en mars dernier./AP/Virginia Mayo
    Michel Barnier et Theresa May au sommet européen à Bruxelles en mars dernier./AP/Virginia Mayo LP/Philippe de Poulpiquet

    Il avait pourtant mauvaise réputation outre-Manche. « L'homme le plus dangereux d'Europe », titrait le Telegraph à l'époque où il était commissaire européen au Marché (2010-2014). « Fléau de la City », le surnommait-on à Londres parce qu'il se piquait de réguler le secteur financier et de plafonner les bonus des traders. A sa nomination comme négociateur du Brexit en 2016, les tabloïds sonnent l'alarme, vilipendent le « bad cop » qui va « punir le Royaume-Uni et voler au profit de la France les emplois de banquiers ». Puis le Financial Times salue sa « rigueur », et l'ex-ministre du Brexit David Davis révise son jugement : « Il est direct et honorable, plutôt européen que français ».

    « Il a surpris les Anglais, car il n'est pas resté perché, a pris son temps pour discuter avec tout le monde, il est comme ça Michel, d'une efficacité violente », sourit son complice des Jeux olympiques d'Alberville, Jean-Claude Killy, le mythique champion de ski à la triple médaille d'or.

    En février 1986, Michel Barnier (à droite) lance avec Jean-Claude Killy la candidature d'Albertville pour l'organisation des Jeux olympiques d'hiver de 1992 en France./GAMMA-RAPHO
    En février 1986, Michel Barnier (à droite) lance avec Jean-Claude Killy la candidature d'Albertville pour l'organisation des Jeux olympiques d'hiver de 1992 en France./GAMMA-RAPHO LP/Philippe de Poulpiquet

    Dialoguer avec tous, même ses pires adversaires. Tel Nigel Farage, ex-leader du parti d'extrême-droite UKIP et chef de file des « Brexiters », qui l'a félicité fin novembre d'avoir battu le Royaume-Uni de Theresa May « par jeu, set et match ». Barnier l'avait reçu naguère dans son bureau au Berlaymont, l'énorme building bruxellois de verre, métal et béton où siège la Commission européenne. Au 5e étage, l'aile Charlemagne est réservée à la Task Force 50 – « 50 », comme l'article du Traité de Lisbonne prévoyant le retrait de l'UE. « Cinquante-cinq collaborateurs, à parité hommes-femmes, moyenne d'âge de 37 ans, 19 nationalités », énumère le patron. C'est ici, entre son bureau et la sobre salle de réunion à la table blanche et aux chaises rouges où ont défilé les dirigeants européens, qu'a été dressé le premier constat de divorce de l'histoire entre l'UE et un de ses membres.

    « L'entretien avec Farage ? Stimulant. A la fin, je lui ai demandé comment il voyait la relation future entre l'UE et le Royaume-Uni. Il m'a répondu : After the Brexit, the EU will no longer exist (NDLR : après le Brexit l'UE n'existera plus) », raconte Barnier qui aime à glisser dans son propos des phrases en anglais depuis qu'il a fait des progrès dans la langue de Shakespeare.

    «Reste calme et négocie», une devise qui trône sur le bureau de Michel Barnier./LP/Philippe de Poulpiquet
    «Reste calme et négocie», une devise qui trône sur le bureau de Michel Barnier./LP/Philippe de Poulpiquet LP/Philippe de Poulpiquet

    « Ces forces intérieures comme Farage, Mme Le Pen et d'autres, et extérieures, à l'est et à l'ouest, veulent nous détruire, la construction européenne est en danger, avertit-il. L'Europe doit être plus démocratique, moins bureaucratique, s'occuper plus des grandes choses et moins des petites, apporter des réponses sur l'immigration, la désindustrialisation, réguler les forces des marchés financiers. Les responsables politiques ne doivent plus avoir l'Europe honteuse ».

    Du mouvement 5 étoiles aux Gilets jaunes

    Elle a pourtant du mal, cette Europe, avec les populismes et les nationalismes qui fleurissent partout, s'installent aux commandes en Hongrie, Pologne, Autriche, Italie… « Il y a une colère, une angoisse sociale et territoriale, que l'on retrouve partout, dans les régions où les usines ont disparu, où les services publics ont déserté, analyse Barnier. Cette colère a donné le vote pour le Brexit en Angleterre, créé le mouvement 5 étoiles en Italie. On la retrouve aujourd'hui dans le mouvement des Gilets jaunes, même s'il ne cible pas principalement l'Europe ».

    Justement, et s'il y avait une liste Gilets jaunes aux élections européennes de mai 2019 ? « Ce serait la canalisation normale d'une expression populaire, et ça obligerait les partis traditionnels comme le mien, les Républicains, à faire leur propre révolution, s'ils veulent survivre. » Il désigne d'un geste un cadre sur un mur du bureau : « Cette photo a décidé de mon engagement en politique ». La photo – « en couleur, rare pour l'époque » – du général de Gaulle et du chancelier Adenauer signant le Traité de l'Elysée entre la France et l'Allemagne en 1963. « Depuis une vingtaine d'années l'Europe connaît une dérive ultralibérale, il faut revenir à la fondation du projet européen, l'économie sociale de marché », assure celui qui se définit comme un « gaulliste social » de toujours.

    Ah, De Gaulle, « un héros, un homme d'histoire, j'ai eu envie de militer pour lui à 14 ans, à l'élection présidentielle de 1965 », confie-t-il, l'œil brillant, un demi-siècle plus tard. Alors lycéen à Albertville (Savoie), le jeune Michel adhère à l'Union des jeunes pour le progrès (UJP, gaulliste). « En cachette, parce que ma mère était chrétienne sociale de gauche. Mitterrand avait mis De Gaulle en ballottage. Je collais des affiches pour lui… que mon prof d'histoire recouvrait de celles de Mitterrand ! Ça ne l'empêchait pas de mettre 17 à mes devoirs le lendemain », rigole l'ancien ministre.

    Sa première élection à 22 ans

    Un mois tout juste après la fin de son service militaire, il remporte en septembre 1973 sa première élection, à 22 ans : conseiller général du canton de Val d'Isère-Bourg-Saint-Maurice. « Il montait à Val d'Isère dans sa vieille 2 CV fumante, se souvient Jean-Claude Killy. Avec mon père on allait écouter ce jeune élu gaulliste dans des salles de quinze personnes, puis on l'invitait manger et on redescendait à Albertville dans sa 2 CV : je l'appelais le plus mauvais cantonnier du monde, pour le pousser à améliorer l'état désespérant de la route ! »

    Les deux copains feront bien plus pour la Savoie. En 1981, ils se lancent « comme deux cow-boys », dixit Barnier, dans l'aventure de la candidature d'Albertville aux Jeux olympiques d'hiver de 1992 ». « Un partenariat fraternel », se souvient Barnier. « Une confiance réciproque totale, pas si facile dans le milieu des JO », renchérit Killy.

    « Michel s'est incroyablement ouvert, épaissi pendant ces dix ans, ajoute le champion. A l'époque il était autant dans le faire-savoir que dans le savoir-faire, il s'est aperçu que la vie ce n'était pas la communication, la médiatisation, mais une construction méthodique, comme le montagnard qui gravit pas à pas, main après main. » Aujourd'hui encore, les deux hommes échangent des textos, partagent un repas à Chambéry ou ailleurs dès qu'ils le peuvent.

    L'intéressé tirera une grande leçon des JO. « L'essentiel en politique, c'est de mener un projet, d'élever la ligne d'horizon. Là, c'était la flamme olympique portée par Michel Platini. » Il narre, ému, « ces 8 000 volontaires en parka argentée, ouvriers, médecins, paysans, etc., qui donnèrent gratuitement de leur temps ». Vante, reconnaissant, le travail sans accroc, malgré des grincements de dents dans chaque camp, entre lui, député RPR d'opposition, et le président socialiste François Mitterrand. « Méfie-toi du sectarisme, c'est un signe de faiblesse, m'a dit ma mère quand j'avais 15 ans. »

    Rachida Dati : «J'imaginais la famille Lequesnoy»

    Sectarisme, cynisme, esbroufe… le rejet de ces maux inhérents à la politique politicienne l'a tenu en marge des partis, rendu plus populaire à Bruxelles qu'à Paris. Aux élections européennes de 2009, Sarkozy impose un tandem Michel Barnier-Rachida Dati pour tirer la liste UMP. « Oh la la, il est pas drôle, pas sympa, rigide », la préviennent des âmes charitables du microcosme. « Entre nous deux ça a matché tout le temps, il possède une grande intelligence humaine. J'imaginais la famille Lequesnoy de La Vie est un long fleuve tranquille, pas du tout ! J'ai adoré sa femme Isabelle et ses trois enfants qui le chambraient un peu quand il était coincé. On a fait campagne ensemble en Seine-Saint-Denis, il n'était jamais bégueule, allait vers les gens. J'ai même réussi à lui faire faire la boîte à questions de Canal+ ! » se marre l'eurodéputée, ancienne garde des Sceaux. Résultat : « Le meilleur score de la droite à une élection européenne ! »

    Michel Barnier, tête de liste en Ile-de-France pour les élections européennes de 2009, et Rachida Dati, sa colistière./LP/Gaël Cornier
    Michel Barnier, tête de liste en Ile-de-France pour les élections européennes de 2009, et Rachida Dati, sa colistière./LP/Gaël Cornier LP/Philippe de Poulpiquet

    Et après le 29 mars 2019, date officielle du Brexit? Voudra-t-il profiter de sa famille, lui qui sera « bientôt grand-père » et dont l'épouse, avocate de formation, se partage entre Bruxelles et Paris, où elle s'occupe d'une association engagée à Haïti? Ou escompte-t-il, comme on l'entend, succéder à Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission européenne en cas de succès de la droite en mai prochain? « Pas de commentaire », élude-t-il… tout en soulignant sa « capacité d'enthousiasme et d'indignation intacte » à 67 ans. L'Elysée, dont le soutien serait indispensable, le jugerait trop « ancien monde ».

    « Je vois mal Macron se priver d'un relais puissant à Bruxelles », calcule Raffarin, qui croit en ses chances. « L'UE est une coopérative dont le président doit être relié à tous les adhérents : Michel Barnier a ce réseau, il ferait un président d'en bas plutôt qu'un président d'en haut », conclut-il en une raffarinade.