Comment «bobo» est devenu un gros mot

LE PARISIEN MAGAZINE. Politiques, intellectuels, artistes... Tout le monde leur tape dessus. Mais de quoi sont vraiment coupables les « bourgeois bohèmes » ?

    C'est le « 21e arrondissement » de Paris. La ville de Montreuil (Seine-Saint- Denis), à l'est de la capitale, est devenue le symbole de la « boboïsation » des quartiers populaires de la banlieue parisienne. Depuis les années 1990, les « bourgeois bohèmes » s'installent dans ce bastion communiste, attirés par les trois stations de métro, les prix de l'immobilier (plus mesurés qu'à Paris), et les grands espaces laissés vacants par la désindustrialisation. C'est sous la verrière d'un de ces lofts que Bérengère, 40 ans, a lancé La Boîte à pêche, un lieu de coworking où l'on peut louer un espace de travail, à la journée ou au mois, au milieu de meubles chinés. « Je suis bobo si cela signifie avoir des revenus tout en prônant des valeurs de partage, d'échange et de respect de l'environnement », reconnaît-elle, en ajoutant que l'étiquette l'agace. Car depuis quelque temps, les bobos sont accusés de tous les maux.

    Dans les commentaires des sites Internet, sur les plateaux télé ou en politique, on raille leur mode de vie, leurs préoccupations écolos, leur obsession du bio. On se moque de leurs goûts. On tourne en ridicule leur bien-pensance. On pointe leurs contradictions : ils s'engagent en faveur de l'accueil des migrants et de la lutte contre les discriminations, mais sont déconnectés des préoccupations réelles des Français, comme le chômage ou le pouvoir d'achat. François, 67 ans, vit depuis 1981 rue du Faubourg-du-Temple, non loin du canal Saint-Martin, dans le 10e arrondissement de Paris, le Boboland originel. Ce sobriquet le hérisse. « Si être bobo, c'est être féministe, écolo, contre le racisme, alors oui, j'en suis un. Cette dénomination sert à dénigrer toute idée progressiste. »

    Un révélateur des tensions françaises

    Difficile, déjà, de définir ce qu'est un bobo. Un snob ? Un hipster ? Un libéral ? Un écolo ? « Le bobo peut être un graphiste payé au lance-pierre, un intermittent du spectacle, un enseignant... ou un producteur de télé qui gagne 10 000 euros par mois. Leur point commun ? Tous partagent des références, et surtout, l'idée que le capital culturel est plus important que le capital économique », avance Thomas Legrand, éditorialiste politique et bobo assumé.

    Vague et imprécis, le terme de « bobo » est très facile à balancer, à tort et à travers. Le comble ? Même les bobos cognent sur les bobos. Luc, 29 ans, vit lui aussi dans le 10e arrondissement de Paris. « Le mot m'a toujours inspiré un peu de dégoût. Pour moi, il est assimilé à une façon de vivre élitiste, explique ce prof d'histoire-géo. Mais puisque je fréquente les lieux qui ont cette étiquette, que j'ai des amis dans le milieu artistique... Je dois en être ! » Comme Renaud qui, en 2006, dans sa chanson Les Bobos, fustigeait cette tribu dont il reconnaissait pourtant faire partie. Pourtant, le terme n'a pas toujours été péjoratif. Utilisée dès 2000 par le journaliste new-yorkais David Brooks pour désigner la bourgeoisie démocrate et branchée de l'ère Clinton, cette expression fourre-tout a rapidement été adoptée en France. « Certains s'y identifiaient, ou reconnaissaient des personnes dans cette catégorie, raconte l'ethnologue Sophie Corbillé. Mais très vite, le mot a renvoyé une image négative. Accusatoire, il révèle aujourd'hui les tensions dans la société française, et réactive les oppositions réelles ou symboliques qui la structurent : les élites/le peuple, Paris/la province. »

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    La dernière attaque en règle vient du géographe Christophe Guilluy, qui dénigre ces « Rougon- Macquart déguisés en hipsters ». A l'image de cette famille du Second Empire dépeinte par Zola, le bobo « amasse de l'argent, se constitue un patrimoine sur le dos des classes populaires et vote à gauche », détaille le géographe, qui poursuit : « Il n'y a pas de complot bobo, mais en raison de la hausse des prix de l'immobilier, il chasse les catégories populaires des grandes métropoles. Ces dernières subsistent seulement dans le parc de logement social. Au fil du temps, des citadelles se construisent. Cela n'empêche pas la rencontre, mais les bobos vont dresser des barrières invisibles dans une mise à distance de l'autre. C'est une bourgeoisie cool qui ne porte pas de haut-de-forme, mais c'est une bourgeoisie. »

    Les enfants scolarisés dans le public... jusqu'à la sixième

    Marie, 37 ans, et Johan, 38 ans, habitent à Montreuil depuis trois ans. Ils sont intermittents du spectacle, trient leurs déchets, achètent des vêtements dans les vide-greniers. La gentrification et la hausse de l'immobilier ? « Oui, on doit être un peu responsables. Nous sommes venus ici car nous ne pouvions pas acheter à Paris. » Ils ont fait le choix de scolariser leur fils dans le public, « pour la mixité ». Mais avouent que « la question du privé se posera peut-être plus tard ». « Les maires de nombreuses communes ou quartiers en cours de boboïsation le confirment : la majorité des nouveaux habitants envoient leurs enfants à l'école élémentaire publique, relève Thomas Legrand. C'est l'entrée en sixième qui sonne l'heure du choix. Le bobo est pour la mixité, mais pas kamikaze : il scolarise ses enfants dans le privé quand il redoute de les voir perdre leur capital culturel. »

    Pourtant, au comptoir du Bistrot du marché de Montreuil, on se souvient que, en 2014, les bobos s'étaient mobilisés pour maintenir le collège Paul- Eluard dans le réseau de l'éducation prioritaire, regroupant des établissements publics aux fortes difficultés sociales, et souvent stigmatisés.

    Impliqués dans la vie de quartier

    Fraîchement installé dans des quartiers qui n'auraient plus grand-chose de populaire, le bobo oublierait donc ses valeurs en scolarisant ses enfants dans le privé, en implantant des commerces hors de prix, en ne se mélangeant pas. Un tableau que nuance le géographe Jacques Lévy, professeur à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse). Selon lui, ces bourgeois sont avant tout des « défaiseurs de ghettos ». « Sans leur logique, chacun resterait chez soi et il n'y aurait pas de mixité. Or les émeutes dans les banlieues en 2005 ont éclaté dans des quartiers très homogènes. Le risque d'embourgeoisement, de ghettos de riches est réel.

    Mais les bobos partagent l'espace public avec les autres populations dans une forme de coexistence. » Commerces, jardins partagés, fêtes de quartiers... Pour Thomas Legrand, les bobos inventent même une forme de vivre-ensemble. Aux Tatas flingueuses, son café-boutique de Montreuil, Deolinda vend de la bière, du savon et des jus de fruits produits dans la commune, pour « soutenir l'emploi local ». Membre du collectif Stopmonop, François, habitant du 11e arrondissement de Paris, s'est battu contre l'implantation d'un Monop'daily au rez-de-chaussée d'un immeuble d'habitat social. « Nous avons obtenu gain de cause : au lieu d'un commerce qui ne profiterait pas aux habitants car trop cher et inutile, il y a une librairie, et bientôt un dépôt pour que des producteurs locaux vendent leurs fruits et légumes, un local pour une association d'insertion... »

    L'avènement du « bourgeois bourrin »

    Et puis, le statut du bobo évolue. Anaïs Collet, sociologue, a étudié les trajectoires des « gentrifieurs » (de l'anglais gentry, petite noblesse) de Montreuil et du quartier de la Croix-Rousse, à Lyon. « Certaines personnes, attirées par les tarifs abordables de l'immobilier, n'ont pas pu faire face à l'augmentation incroyable des prix dans ces deux agglomérations. La précarisation du marché du travail fragilise aussi les trajectoires. » Comme Deolinda, qui vit à Montreuil depuis les années 1990. « A l'époque, c'était une ville d'artistes, populaire ! Aujourd'hui s'y installe toute une nouvelle population de cadres supérieurs avec plus de moyens. Moi, je ne peux plus acheter ici. » Malgré une politique volontariste de mixité sociale, difficile en effet de se loger dans une commune où le prix du mètre carré a augmenté de 305 % entre 2000 et 2017, selon le site Meilleurs Agents, spécialisé dans l'immobilier.

    L'an dernier, Nicolas Chemla décrivait l'émergence du boubour. Ce « bourgeois bourrin », cadre supérieur cultivé et branché, renierait les valeurs bobo. « C'est l'anti-bobo, dans la mesure où la diversité est remplacée par le repli sur soi. La fluidité des genres par le machisme. Le bio par le gril et les barbecues. Donald Trump en est l'incarnation parfaite », détaille le chasseur de tendances. De quoi nous faire regretter nos bobos...

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    Références :

    - La République bobo, avec Laure Watrin (Stock).

    - Paris bourgeois, Paris bohème : la ruée vers l'Est (Presses universitaires de France).

    - Le Crépuscule de la France d'en haut (Flammarion).

    - Rester bourgeois, les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction (La Découverte).

    - Anthropologie du boubour, bienvenue dans le monde bourgeois-bourrin (Lemieux éditeur).