Aller au contenu

À bas la calotte/Sur la mort de Dupanloup

La bibliothèque libre.
Bibliothèque anti-cléricale (p. 16-23).


SUR LA MORT DE DUPANLOUP

I

Ça n’est pas clair !


Mon brave homme de père m’a fait élever, vous l’ignorez sans doute, partie chez les révérends jésuites, partie au séminaire ; son ambition était de me voir devenir curé. Vous voyez que ça lui a très-bien réussi.

Or, il y a six ou sept ans, un de mes anciens professeurs, aujourd’hui maître de chant dans une cathédrale, me rencontre et me dit :

— J’en ai appris de belles sur ton compte, mon garçon. Il paraît que tu as mal tourné. On m’a même dit que tu es plus impie qu’un rédacteur du Siècle et que tu passes ta vie à te moquer de notre sainte religion. Eh bien ! écoute un peu ce que te prédit un de tes vieux professeurs, qui avait cependant fondé sur toi de belles espérances… Tu mourras de mort violente. Quand Dieu est vivement irrité contre une de ses créatures, il lui envoie, à l’heure qui a été fixée d’avance là-haut, un trépas tellement foudroyant que l’infortunée victime de sa juste colère n’a pas même le temps de se confesser, et va en enfer tout droit… Tu as le cou court, mon garçon ; c’est une preuve que tu as déjà commis assez de crimes pour que Dieu t’ait marqué sur le livre du Destin comme devant périr d’une attaque d’apoplexie… Rappelle-toi ce que je te dis aujourd’hui. La mort subite est le châtiment dont le Tout-Puissant frappe ceux qu’il a l’intention de perdre pour l’éternité.

Là-dessus, l’abbé me fit une révérence majestueuse et tourna les talons.

Je n’ai pas oublié sa prédiction, et, c’est avec une vive terreur que je constate tous les matins que mes faux-cols mesurent quarante centimètres de tour, marque de la future punition que Dieu m’a réservée.

Donc, puisque, selon ces bons cléricaux, Monsieur Dieu n’est pas autre chose qu’un marchand de mort subite, je dois avouer que, s’il est un trépas qui ait eu le don de me plonger dans un abîme de réflexions bien amusantes, c’est, à coup sûr, celui de l’évêque Dupanloup.

Vous ne l’avez pas oublié. Cet aimable Dupanloup était florissant de santé. Il écrivait des brochures pieuses tous les trois jours ; il débitait de bons petits discours chaque semaine ; et quels formidables coups de poing il administrait ainsi périodiquement à cette coquine de libre-pensée !

Un beau matin, il alla faire un voyage à Rome, — pas comme Madelon, « pour implorer son pardon », mais pour décrocher un certain chapeau rouge après lequel il soupirait beaucoup.

Puis, il revint, et il paraît qu’il était l’homme le plus heureux et toujours le mieux portant du monde.

Patatra ! à ce moment-là, le télégraphe, comme un gros farceur qu’il est, s’est mis à annoncer partout :

— Dupanloup vient de claquer ! Dupanloup a cassé sa pipe.

C’était vrai, on ne peut plus vrai.

Moi, quand on m’a appris la mort de l’évêque d’Orléans, je me suis dit :

— Parbleu ! un homme qui n’avait pas de chapeau !… C’était fatal… ça devait arriver… un rhume de cerveau est si vite pincé… Tout le monde sait qu’un rhume mal soigné tombe sur la poitrine… Une bonne pleurésie… il n’en faut pas davantage pour enlever un homme en quelques heures…

Eh bien ! pas du tout, je m’étais mis le doigt dans l’œil. Ce n’était pas d’un rhume de cerveau que Dupanloup venait de mourir ; car il était revenu de Rome avec la promesse formelle de recevoir sous peu — et franco par la poste — le couvre-chef tant désiré.

Dupanloup était donc mort, non pas d’un refroidissement, mais d’une attaque d’apoplexie compliquée d’un accès de goutte.

Depuis ce jour-là, je me casse la tête, chaque fois que les terribles prédictions de mon ancien professeur me reviennent à l’esprit. Et j’avoue humblement que je n’y comprends plus rien.

Dupanloup supprimé brusquement, comme un simple libre-penseur voué à la colère divine, ayant eu à peine, au moment où il tapait de l’œil, le temps de recevoir sur l’occiput quatre ou cinq chiquenaudes à l’eau bénite, — voyez-vous, ça n’est pas clair, ça n’est pas clair.

« La mort subite est le châtiment dont le Tout-Puissant frappe ceux qu’il a l’intention de perdre pour l’éternité. » — On m’a dit de ne pas l’oublier ; je l’ai retenu.

Ah çà ! est-ce que Dupanloup n’aurait été toute sa vie qu’un mécréant déguisé ?

Alors, tout le beau zèle qu’il déployait en faveur de la religion, c’était donc de la frime ?

Tout ce qu’il nous racontait dans ses somnolentes brochures, c’étaient des blagues ?… il n’en croyait pas un mot ?

Eh bien ! c’est du joli !

À qui va-t-on pouvoir se fier maintenant ?

Dupanloup, un athée !… Dupanloup, un matérialiste !… Dupanloup, aussi incrédule au fond que Littré !… Dupanloup, frappé inexorablement tout comme je le serai, moi, par Monsieur Dieu, marchand de mort subite !…

Celle-là est roide, ma foi.

Oh la la ! oùs qu’est Veuillot, que je l’embrasse ?…


II

Une neuvaine, s. v. p. !…


J’ai reçu, hier, chez moi la visite de Dupanloup…

Tiens ! vous riez ?… C’est pourtant vrai.

Vous ne croyez pas aux revenants, vous ?… Parbleu ! vous n’avez pas la foi. Mais moi qui en suis imbibé depuis les pieds jusqu’à la tête, je puis vous affirmer que j’ai vu Dupanloup pas plus tard qu’hier.

J’étais dans ma chambre. Il pouvait bien être entre onze heures et minuit. Je dormais aussi profondément qu’un auditeur de M. de Broglie. Tout à coup ma fenêtre s’est ouverte, et un Monsieur en soutane violette l’a enjambée. Il n’avait pas de chapeau. C’était Dupanloup.

Je le considérai un moment. Je vous jure qu’il n’était pas disposé à rire : il avait l’air d’une âme en peine.

— Sapristi ! lui dis-je, je ne m’attendais pas à vous voir. Asseyez-vous donc, et dites-moi un peu ce qui vous amène ici.

— Ah ! Monsieur, si vous saviez !… murmura l’ex-évêque d’Orléans… ah ! je suis bien à plaindre !… Je suis en purgatoire…

— J’aurais dû m’en douter… Votre successeur a ordonné dans tout son diocèse des messes à n’en plus finir pour le repos de votre âme… C’est donc que vous êtes un profond scélérat.

— Hélas ! qui n’a pas commis dans sa vie quelques petites peccadilles ? Encore, si j’avais eu le temps de me confesser ! Vous savez que la confession efface tout… Mais, va te faire lanlaire ! j’ai été pincé par la mort subite… Pas une minute pour recevoir la moindre absolution… Tropmann, Dumolard, Billoir, Vitalis, sont au ciel, et moi, j’en ai encore pour soixante-treize mille neuf cent soixante-quinze ans quatre mois et trois jours à rôtir dans les flammes du purgatoire…

— Bigre ! ce n’est pas gai.

— À qui le dites-vous ?… Tenez, en ce moment, j’ai les apparences d’un pékin ordinaire ; vous ne voyez ni feu ni fumée autour de moi… Eh bien ! c’est ce qui vous prouve qu’il ne faut pas se fier aux apparences…

— Vous voulez dire ?…

— Je rôtis en ce moment, Monsieur… Oui, tel que vous me voyez, je cuis, je bous, je fris, je rissole… C’est comme ça !… On enseigne cela au catéchisme… Quand Dieu permet à une âme du purgatoire de venir rendre visite à un vivant, son passage sur la terre ne l’empêche pas de souffrir tous les tourments de l’horrible séjour… Ah ! si vous saviez ce que j’endure à l’instant même !… Vous me plaindriez, allez, vous qui avez bon cœur…

— Je vous plains, vous pouvez le croire, Monseigneur.

— Aïe ! aïe ! aie ! Ah ! c’est au bras… Mon Dieu ! assez ! pitié !… Assez de brûlures !… Aïe ! aïe ! aïe !… Maintenant, c’est la cuisse… Mon Dieu ! ayez pitié de ma cuisse !

— Voulez-vous un cataplasme ? Justement j’ai de la farine de lin.

— Merci. Les cataplasmes ne peuvent rien contre les tortures du purgatoire.

— Que faire alors ?

— Rien n’est susceptible d’adoucir mes tourments ; tout ce qu’on peut faire, c’est les abréger… Pensez un peu, soixante-treize mille neuf cent soixante-quinze ans quatre mois et trois jours…

— Oui, c’est assez long… Mais toutes ces messes que votre successeur à l’évêché d’Orléans a ordonné de dire pour vous, est-ce que ça ne vous est pas compté pour diminuer votre temps ?

— Ah ! Monsieur, ne m’en parlez pas… Pour qu’une prière ait de la valeur, il faut qu’elle soit faite avec conviction, et, entre nous, je dois vous avouer que ces malheureuses messes qui sont dites par ordre, sans un sou de bénéfice… enfin, vous me comprenez…

— Ma pauvre vieille, je te comprends.

— Quand une prière arrive au ciel, on la pèse… Il y a là-haut une balance pour ça… On met la messe dans un plateau, et pour qu’elle soit reçue, il est nécessaire qu’elle atteigne un poids fixé… Les messes que l’on dit pour moi n’ont pas de chance : à en juger par leurs dehors, elles semblent devoir peser des quintaux ; mais, je t’en fiche, une fois pesées, on reconnaît qu’elles valent tout juste des bulles de savon…

— Ce n’est pas drôle, ça.

— Non, ce n’est pas drôle… Et quand on fait l’autopsie, — car on fait aussi l’autopsie des messes là-haut, — c’est alors qu’on trouve de jolies choses dans l’intérieur des miennes !… Dans l’une, à l’offertoire, il y a un calcul qu’a fait le curé pour savoir ce que lui coûterait un lièvre à son dîner… Un autre, pendant la consécration de l’hostie, pensait à une de ses jeunes pénitentes… Un troisième, tout en communiant, se demandait quel cancan il allait inventer pour faire brouiller un ménage dont le mari ne fréquente pas les sacrements… Et cætera, et cætera… Bref, les messes, en général, mon cher ami, ne valent pas grand’chose auprès du bon Dieu… Une prière de petit bébé rose part mieux du cœur que toutes les patenôtres marmottées en latin par les curés plus ou moins salariés…

Cet aveu, dépouillé d’artifice, me fit prendre en profonde pitié ce pauvre diable de Dupanloup.

— Tenez, vous m’intéressez, lui dis-je… Ne pourrais-je rien faire pour vous abréger un peu votre temps de purgatoire ?

— Vous pouvez gagner des indulgences et me les appliquer.

— Mais vous disiez tout à l’heure qu’on avait beau appliquer des cataplasmes…

— Pardon, les indulgences ne sont pas des cataplasmes.

— Ah !…

— Ainsi, vous diriez, mais là, très-sérieusement, avec conviction : « Mon doux Jésus, je vous donne mon cœur », vous gagneriez cent jours d’indulgences ; en d’autres termes, vous enlèveriez cent jours de purgatoire à qui vous voudriez.

— Ce n’est pas plus malin que ça ?

— Non !

— Alors, attendez, mon brave… Laissez-moi faire un petit compte.

Je pris du papier, un crayon, et je posai quelques chiffres. Cet infortuné Dupanloup me regardait avec anxiété.

Quand j’eus terminé mes calculs :

— Vos 73,975 ans 4 mois et 3 jours de purgatoire font 27 millions de jours…

— Hélas !… Aïe ! aïe ! ma cuisse !…

— Je publie en ce moment, sous le titre de Bibliothèque anti-cléricale, des brochures qui se tirent à trente mille exemplaires ; cela me fait donc trente mille lecteurs.

— Sapristi ! je n’en ai jamais eu autant.

— Cela tient sans doute à ce que vos brochures, à vous, devaient être beaucoup trop intéressantes.

— Que voulez-vous ? on fait ce que l’on peut.

— Suivez bien mon raisonnement… Si chacun de mes trente mille lecteurs consent à dire une fois par jour : « Mon doux Jésus, je vous donne mon cœur », au bout de neuf jours vous êtes en paradis…

— C’est ce qui s’appelle une neuvaine.

— Eh bien ! mon pauvre patachon, je vais organiser une neuvaine à votre intention… Je vous dois bien ça, allez, après votre mort… vous m’avez assez fait rigoler pendant votre vie…

— Ah ! Monsieur, vous me comblez… Je vois que j’ai eu raison de venir vous trouver… Je ne vous embrasse pas, parce que je vous brûlerais.

Et sur ce, voilà mon revenant qui disparaît.

Or çà ! j’en appelle à tous mes lecteurs.

Voulez-vous, oui ou non, que nous tirions Dupanloup du purgatoire !

Oui, n’est-ce pas ?

Ça nous coûtera si peu et ça lui fera tant plaisir !

Eh bien ! pendant neuf jours, chaque soir en nous mettant au lit, disons tous, très-sérieusement en croyant que c’est arrivé :

« Mon doux Jésus, je vous donne mon cœur ! »