« Attention, ici les vélos sont tous volés » : plongée au cœur du trafic de Véligo en Île-de-France

À deux reprises, nos journalistes ont été sur le point de se procurer l’un de ces deux-roues électriques d’Île-de-France Mobilités (IDFM) normalement réservés à la location. Au marché sauvage de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) ou sur la marketplace de Facebook, les offres sont nombreuses.

    Paris, place de la République, 22h30. Alors que les lieux se vident avec la nuit qui tombe, un jeune homme élancé, tee-shirt de foot sur le dos, assis sur un Véligo, nous fait signe de loin. Nous avions rendez-vous il y a une heure et demie pour lui acheter son biclou. Qu’importe. Visiblement, dans le marché parallèle, la notion de temps est extensible.



    C’est par la marketplace de Facebook que nous l’avons contacté quelques jours plus tôt, en nous faisant passer pour des acheteuses. Les offres de vente de Véligo sont nombreuses sur le site. Étonnant lorsque l’on sait que ce deux-roues électrique est exclusivement proposé à la location pour neuf mois maximum, par Île-de-France Mobilités (IDFM), l’autorité qui organise les transports dans la région parisienne. Et malgré les demandes répétées des clients satisfaits, ils ne sont pas à vendre. Pourtant, ce vendredi encore, au moins une dizaine d’entre eux étaient proposés sur le site, pour des prix allant de 150 à 250 euros. Soit le dixième de leur valeur.

    « Il n’y a pas de risque », promet le revendeur

    Nous contactons plusieurs vendeurs et obtenons un rendez-vous dès le lendemain soir pour essayer de l’acheter — du recel puni par la loi. Notre contact en propose sept à vendre sur son profil Facebook. Tous à 250 euros.

    Le revendeur assume facilement d'avoir un deux-roues volé en sa possession.
    Le revendeur assume facilement d'avoir un deux-roues volé en sa possession. DR

    Pas du premier âge, le vélo sur lequel il arrive présente quelques signes d’usure. On fait un tour rapide de la statue de République pour vérifier qu’il fonctionne. Le frein droit ne marche pas bien. La poignée gauche est abîmée. « Je l’ai acheté quand j’ai commencé à faire des livraisons, explique-t-il. Maintenant que j’ai gagné un peu d’argent, je le revends pour m’en acheter un autre. »

    On fait mine d’hésiter. J’interroge : « C’est un vélo volé ? », « Ouais », me répond-il sans hésiter, précisant toutefois que le traceur a été retiré. « Mais il n’y a pas de risque. J’ai déjà eu des contrôles de police, mais je repars à chaque fois sans problème. » Nous déclinons finalement son offre. Pas de problème pour notre contact : « C’est sûr, oui, je vais le vendre, j’ai plein de demandes », explique-t-il en montrant les nombreux échanges sur son téléphone. « Il y a beaucoup de monde qui veut le racheter. »

    « Attention, ici ils sont tous volés »

    Quelques jours plus tard, nous tentons l’expérience, cette fois, au marché aux puces sauvage de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), un autre point de revente que l’on nous a indiqué. Au premier passage, pas de trace du vélo bleu de la région Île-de-France. « C’est plus loin, nous informe un commerçant. Mais attention à ce que vous achetez. Ici, ils sont tous volés. » On a plus de chance au deuxième passage.

    Cette fois, sous le pont du périphérique, un jeune homme envoie un message sur son téléphone, assis sur la selle : « Oui, je te le vends 250 euros. Je l’ai moi-même acheté 180 euros », détaille-t-il. Après quelques minutes de discussion, il concède : « Je peux négocier un peu si besoin. » Et quand on lui demande s’il est volé, lui aussi confirme : « Mais ne t’inquiète pas, répond aussi le vendeur. On a retiré le traceur, et avec les Véligo, les contrôles de police se passent bien. Sinon, je ne serais pas là », précise-t-il en souriant malicieusement. Cerise sur le gâteau, il propose même une batterie de secours, en plus de celle qui est déjà sur le véhicule, à prix cassé : 30 euros. « Au cas où tu te la fais voler », lance-t-il, sans ironie.

    VIDÉO. « 250 € le Véligo, c’est presque cadeau » : enquête sur le marché noir des vélos d’Île-de-France Mobilités

    Comment expliquer ce foisonnement d’offres pour un vélo qui n’est normalement pas sur le marché ? Nous le comprenons au fil de l’enquête. Il y a d’abord les livreurs qui s’achètent un vélo électrique au dixième du prix assorti de deux ou trois batteries pour augmenter l’autonomie du véhicule, afin de faire le maximum de courses pour un minimum de salaire.



    Le bon plan et le véhicule passent de bouche à oreille, et de main en main, dans le milieu. Au point que l’un d’eux, avec qui nous avons discuté dans la rue, semblait ne même pas savoir qu’il s’agissait d’un véhicule en location à la base, et qu’il n’avait pas le droit de travailler avec.

    Jusqu’à cinq ans de prison et 375 000 euros d’amende

    Pour tarir cette partie du marché parallèle et répondre à une demande grandissante, notamment du côté des livreurs, les entreprises de livraisons à domicile pourraient commencer par mettre des vélos à disposition. Ce qu’elles ne font pas toutes. Uber Eats assure proposer des partenariats avec Go Sport, VélyVelo, Velair, mais aussi permettre de transformer les vélos de leurs livreurs avec Teebike, ou concéder un accompagnement et un microcrédit avec l’Adie « qui verse en plus du reste, une subvention de 700 euros à tout livreur souhaitant faire l’acquisition d’un vélo électrique ». Mais cela reste moins attractif que les 250 euros réclamés au marché noir.

    Du côté de Deliveroo, on ajoute que « les livreurs partenaires qui effectuent des prestations de livraison sont des travailleurs indépendants. À ce titre, ils sont notamment libres d’utiliser le matériel de leur choix pour réaliser leur prestation », listant aussi ses partenariats à Paris avec Veliv ou Zoomo. Elle précise : « Nous les avons déjà informés qu’ils ne pouvaient pas utiliser le service Véligo. »

    Certaines plates-formes de revente entre particuliers ne jouent pas non plus le jeu. En tout cas, pas encore. Sur Leboncoin, impossible d’en trouver, le terme Véligo est banni. Avec les autres, le travail « commence », comme l’explique pudiquement Île-de-France Mobilités.



    Enfin, la seconde partie de cette clientèle parallèle n’est autre que les usagers des Véligo eux-mêmes. Le service ne donne pas ses chiffres, mais confirme ne « pas être épargné comme tout le secteur » par des vols. Une plaie pour les usagers quotidiens, qui doivent se trimballer une batterie de plusieurs kilos lorsqu’ils garent leur biclou et prendre plusieurs minutes à bien attacher leur véhicule. Car la moindre étourderie ou un oubli, même bref, peut coûter cher. Dans la rue, batterie, freins et même vélo s’évanouissent très vite.

    Pour éviter de rembourser entre 200 et 1 200 euros réclamés par Véligo en fonction de la souscription ou non à l’assurance, les victimes de vol vont parfois préférer se tourner vers les plates-formes ou la revente dans la rue. Quitte à fermer les yeux sur l’illégalité. Une personne qui a acquis un bien en le sachant volé (délit qualifié de recel) risque jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende. Et contribue, aussi, à alimenter le marché noir.

    « Je ne pensais pas que ça se volait aussi facilement »

    « Je n’étais pas au courant, je n’avais pas conscience que c’était aussi facile de voler une batterie », confie ainsi Marie. Cette Parisienne s’est fait dérober sa batterie Véligo à peine quelques semaines après le début de sa location. « Il fallait que je paie 400 euros. Je ne pouvais mettre cette somme dans un vélo, qui plus est qui n’est pas à moi », explique-t-elle.

    Par le bouche-à-oreille, elle a donc trouvé une batterie de seconde main, qu’elle achète : « Je suis consciente que j’alimente le marché noir. Il y a une chance sur deux que la batterie que j’ai achetée dans la rue soit la mienne ! Si ce n’était pas si cher, je l’aurais peut-être rachetée neuve. »



    Une fois rééquipée, Marie roule pendant une longue période, goûtant aux joies des déplacements à vélo, délaissant le métro : « En plus, le Véligo est super bien ! Je n’ai pas pris les transports pendant neuf mois », se souvient-elle.

    Mais à son retour de vacances, nouvelle mauvaise surprise. « La semaine où je devais le rendre, il n’était plus là. » La jeune femme s’était assurée auprès de l’entreprise : « Ça va donc bien se passer, mais c’est lourd au niveau administratif. Il a fallu que je déclare le vol, que j’aille porter plainte, etc... » soupire-t-elle.

    Marie, 24 ans, s'est fait voler sa batterie puis son Véligo dans la rue.
    Marie, 24 ans, s'est fait voler sa batterie puis son Véligo dans la rue. LP

    Thomas aussi le déplore. Un soir, alors qu’il se rend chez des amis du côté de Strasbourg-Saint-Denis (Xe), il emprunte le Véligo de sa compagne : « J’ai un vélo mécanique. J’allais loin. Je me suis dit que j’allais utiliser l’électrique pour une fois », raconte cet habitant d’Asnières (Hauts-de-Seine). À destination, il attache le deux-roues derrière une grille, sans retirer la batterie.

    Sauf que quelques heures plus tard, quand il veut enfourcher le Véligo, la batterie n’est plus là. Pire, sans assurance, son épouse doit s’acquitter de 400 euros auprès du loueur. « Je n’ai pas l’habitude, je ne pensais pas que ça se volait aussi facilement », s’excuse-t-il. Il farfouille sur Leboncoin — « J’en ai trouvé plein » — prend contact avec plusieurs revendeurs et donne rendez-vous à l’un d’eux à Châtelet.

    « Quand il a ouvert son sac, il avait trois à quatre batteries. Il m’a conseillé de choisir la plus récente », raconte le trentenaire. « J’ai conscience que c’est sans doute volé », reconnaît-il. Mais le montant de la transaction — 70 euros — le convainc de cet écart à la loi.

    « Le principe du Véligo est super, mais il y a cette limite »

    Lui et sa compagne peuvent enfin reprendre le guidon. Sauf que, tout juste une semaine plus tard, en sortant d’un restaurant de la chic avenue Trudaine, dans le IXe arrondissement, cette fois, c’est le Véligo qui n’est plus là. L’entreprise leur a demandé de restituer la batterie, les clés et le chargeur. « On en est là. On doit prendre rendez-vous. Mais, il n’y a pas de date disponible. On ne doit pas être les seuls. » Il le regrette : « Le principe du Véligo est super, mais il y a cette limite du vol. J’espère malgré tout que ça ne mettra pas fin au service. »

    « Véligo nous dit que c’est de la négligence de laisser les batteries. Mais c’est lourd, encombrant, difficile à transporter. Sauf qu’il suffit qu’on la laisse quelques minutes pour se la faire prendre », regrette Marion, 37 ans. Elle a même vu s’envoler les patins de freins en pleine rue.

    « Je ne pensais pas que ça pouvait partir aussi vite, raconte une autre. Une fois que ça nous arrive, on se rend compte que c’est le cas pour plein de gens. C’est dommage. Ça ne donne pas forcément envie d’acheter un vélo électrique si on n’a pas d’autres solutions que de le laisser dans la rue. »