14 août 2003 : au cœur de l’été, « la tragédie » de la canicule frappe la France

80 ANS DU PARISIEN. La fournaise qui accable le pays vire à l’hécatombe. Quelques jours plus tôt, notre journal a, le premier, révélé ces « morts de chaud », les hôpitaux et les morgues submergés. Et un gouvernement aux abonnés absents.

En 2003, la canicule vire à la «tragédie». Le Parisien recense «près de 2000 morts en Île-de-France», mais c'est en réalité près de 5000. Le Parisien-DA
En 2003, la canicule vire à la «tragédie». Le Parisien recense «près de 2000 morts en Île-de-France», mais c'est en réalité près de 5000. Le Parisien-DA

    Notre rendez-vous anniversaire « 80 ans du Parisien, 80 unes »

    Le tout premier numéro du Parisien paraît le 22 août 1944, en pleine libération de Paris. Pour célébrer cet anniversaire, nous vous avons sélectionné 80 unes historiques ou emblématiques de leur époque. Sport, faits divers, conquête spatiale, élections présidentielles, disparitions de stars… Elles racontent huit décennies d’actualité. Nous avons choisi de vous en raconter les coulisses. Une série à découvrir jusqu’à la fin de l’année.

    Un ventilateur fatigué ronronne au milieu d’une grappe de bureaux. Il a vilaine allure, mais depuis quinze jours, il est devenu l’allié le plus précieux du service Vivre mieux, au 3e étage du Parisien, encore installé à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Faute de clim dans les bâtiments, on s’y relaie pour prendre un semblant d’air frais avant de retourner au « fourneau » : à l’heure du bouclage, dans l’étuve du soir, les ordinateurs chauffent tels de mini-radiateurs.

    À l’autre bout du couloir, la rédaction en chef met la dernière main à la une du jeudi 14 août 2003. « Six pages spéciales », promet « l’oreille », juste à côté de la manchette : « Pourquoi la canicule est devenue une tragédie ». À l’aube, seul moment presque respirable de la journée, le journal débarque en kiosque, se glisse dans les boîtes aux lettres.

    Le Fait du jour raconte « l’histoire d’un incroyable drame » qui s’est noué à bas bruit avant de saisir d’effroi le pays. Moins d’une semaine avant que le quotidien ne révèle le désastre en cours, l’heure est au premier bilan. Il est établi par une minutieuse enquête des éditions départementales. État civil des mairies, hôpitaux, services sociaux, maisons de retraite… Ville par ville, les reporters ont fait là aussi « chauffer » le téléphone, comparant les chiffres de mortalité à ceux de la même période en 2002.

    La France se fait surprendre par la chaleur

    Quelques centaines de coups de fil plus tard, les remontées font froid dans le dos : le Parisien a comptabilisé « au moins 2 000 décès de plus » en Île-de-France. C’est en réalité beaucoup plus, mais personne, même les épidémiologistes, n’a encore pris la mesure de l’hécatombe en cours. Les chiffres officiels se bornent à une centaine de morts…

    Seules évidences dans le chaos sanitaire qui ébranle la France : jamais le pays n’avait connu un coup de chaud aussi meurtrier ; la région parisienne est la plus touchée ; enfin, si le reste de l’Europe sue, elle aussi, à grosses gouttes, elle « échappe au pire », rapportent nos correspondants à l’étranger. Dans le sud de l’Europe, l’habitude des grosses chaleurs pousse les habitants à se réfugier ou fermer leurs volets. L’Allemagne et la Suisse paraissent mieux organisées. La France, elle, s’est étrangement laissée surprendre par cette chaleur extrême.

    Comment est-ce possible, alors qu’un premier épisode de canicule s’est invité en juillet, avant de poser ses bagages tout début août ? Dès la fin juillet, Météo France avait annoncé la couleur : rouge vif sur l’ensemble du territoire. Seule une partie du littoral ouest semble relativement épargnée par le dôme qui prend ses quartiers dans le ciel tricolore. Jour après jour, le journal égrène les « records » qui s’enchaînent à une vitesse vertigineuse : 41,8 °C le 4 août à Montauban, 40,7 à Toulouse le même jour.

    « 40 °C »… pas besoin de mots ni de point d’exclamation, un simple chiffre, rouge comme le thermomètre qui l’accompagne, barre la une du mardi 5 août. Mais c’est l’été, qu’aucun thermomètre en folie ne saurait gâcher. Une certaine insouciance reste de mise sur la couv’ : deux gamins en maillot de bain sautent joyeusement dans une fontaine du Trocadéro (XVIe), avec la rassurante tour Eiffel en toile de fond. Une ambiance de carte postale, pas encore de faire-part de décès.

    « C’était un ballet continu de camions de pompiers et d’ambulances »

    Il y a pourtant eu quelques signes, depuis le début des vacances, pour troubler le bonheur estival. Les incendies à répétition, souvent criminels, ont grillé maquis et forêts du Var dans la deuxième quinzaine de juillet. La sécheresse étrangle les agriculteurs. Le 1er août, Marie Trintignant est tuée à Vilnius (Lituanie) par son compagnon, Bertrand Cantat, le chanteur de Noir désir. L’épouvantable fait divers, entre deux vedettes, a tout pour devenir le feuilleton tragique de l’été. Un autre se prépare, monumental, en coulisses.

    C’est d’Espagne que vient la première alerte. « Une dépêche annonce des morts liées à la chaleur. À l’époque, l’association de cause à effet est loin d’être automatique. « Le cerveau découvre une réalité à laquelle il n’a jamais été confronté. Mais on a quand même le réflexe collectif de se dire : Et nous, au fait ? » se souvient Marc Payet, chargé de la santé au service Vivre mieux. Jeudi 7 août, le journaliste passe quelques coups de fil, mais c’est le lendemain que tout s’accélère brutalement. Comme parfois dans les rédactions, c’est devant la machine à café, autour de conversations badines, que naissent les projets d’articles.



    Ce matin-là, Pascale Égré, une collègue des Informations générales, évoque sa « nuit presque blanche », fenêtres grandes ouvertes pour éventer l’appartement qui donne sur les Urgences de Saint-Antoine (Paris XIIe). « C’était un ballet continu de camions de pompiers et d’ambulances. Les lumières et le bruit des gyrophares rendaient l’atmosphère encore plus étouffante », se remémore la journaliste, qui s’interroge à voix haute : « Il faudrait peut-être appeler l’hôpital pour voir ce qui se passe ? »

    Quelques appels plus tard, dont un, décisif, à Pierre Carli, le directeur du Samu de Paris, convainquent Marc Payet que « quelque chose de grave est en train de se passer » sur le front de la canicule. Les malaises à répétition, le manque de lits face à l’afflux de patients, le désarroi des médecins, un début de panique… « C’est un ponte dont les sorties sont plutôt mesurées, d’ordinaire. Son ton alarmiste m’a interpellé. »

    13 août 2003, Hôpital Saint-Antoine (XIIe). Les urgences sont surchargées à cause de la canicule et du manque de personnel hospitalier.
    13 août 2003, Hôpital Saint-Antoine (XIIe). Les urgences sont surchargées à cause de la canicule et du manque de personnel hospitalier. LP/Delphine Goldsztejn

    Au fil de la journée, le tableau prend forme. Un haut gradé des sapeurs-pompiers de Paris fait état de sept morts, les premiers de la crise. Un grand médecin nous transmet ses recherches sur une « canicule épidémique majeure » qui a frappé Chicago, à l’été 1995. Dans l’après-midi, un reporter constate de ses yeux l’ampleur des dégâts à Saint-Antoine. Il n’y a plus de doute possible, mais la préfecture de Police réfute les informations. Aucun lien avec la canicule, fermez le ban ! Cécité ou intimidation ? « Mon sentiment, c’est qu’ils ont choisi de taire le problème pour éviter d’effrayer la population », poursuit le reporter.

    « Plus aucune place dans les funérariums d’Île-de-France »

    Le bras de fer est lancé, mais à la fin de cette journée sous tension, le doute n’est plus permis : « 14 morts en deux jours », titre le Parisien dans son édition du samedi 9 août 2003. Le quotidien francilien est le seul média à se saisir de l’événement, sous les radars de la torpeur du mois d’août. L’une des grandes forces de ce journal, c’est de savoir capter l’air du temps, a fortiori quand il se fait brûlant.

    Raconter les tragédies sans oublier de parler de la vie qui continue, les enfants qu’il faut occuper, les vacances au camping sous la fournaise, les centrales nucléaires qui tirent la langue… Un chemin de crête à suivre vaille que vaille, pour ne rien occulter de « l’actu ».

    Les jours suivants, les révélations se succèdent. Le week-end, un journaliste de l’édition Hauts-de-Seine, Timothée Boutry, a vent d’une info : les sociétés de pompes funèbres sont débordées par l’avalanche de morts. Vérifications faites auprès de nombreux professionnels du secteur… C’est « encore pire » : « Plus aucune place dans les funérariums d’Île-de-France », s’alarme le Parisien du 11 août qui titre en une cette canicule qui « tourne au drame ».

    Le 15, un article rapporte que pour être conservés faute de pouvoir tenir le rythme endiablé des funérailles, les corps sont stockés dans des camions frigorifiques réquisitionnés par les pouvoirs publics. Même les halles de Rungis sont mises à contribution… Au cauchemar sanitaire se superpose bientôt une crise politique. Elle est incarnée par le ministre de la Santé, que Le Parisien a tenté de joindre en vain tout le week-end.

    Le lundi 11, il réapparaît en polo noir, depuis son lieu de villégiature, au JT de TF 1. Ce manque de jugeote sera fatal à Jean-François Mattéi, une figure pourtant très respectée du monde de la santé. Plus aucun été ne sera pareil. Les gouvernements successifs s’emploieront ensuite à prouver, quitte à forcer le trait, qu’ils sont « sur le pont ». La vacance du pouvoir a vécu.



    Règlements de comptes et démissions surviennent quand le mercure amorce enfin sa chute, à partir du 17 août. C’est l’heure du bilan officiel — 15 000 morts — et des leçons pour l’avenir. La catastrophe sanitaire a essentiellement foudroyé les personnes âgées, trop souvent à demeure pendant les congés d’été. La France, un brin honteuse, s’efforcera — promis — de ne plus les « oublier ». Elle prend aussi la mesure de l’implacable révolution climatique. Qui, bientôt, rendra presque banal la canicule meurtrière de l’été 2003.