Showrunners : les nouveaux maîtres des séries

Dans le jargon, on les appelle des showrunners : ils écrivent, produisent voire réalisent des séries, avec des millions de téléspectateurs à la clé. En faisant appel à l’auteur de polars américain Harlan Coben, TF1 entend bien profiter de la manne.

Harlan Coben a posé pour notre magazine devant le siège de TF1, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), en juin 2015.
Harlan Coben a posé pour notre magazine devant le siège de TF1, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), en juin 2015.

    Cet automne, TF1 sort la grosse artillerie. Une chance de trop, thriller en six épisodes adapté du best-seller du même nom de l'Américain Harlan Coben, suit le cauchemar d'une mère aux abois après l'assassinat de son mari et le kidnapping de sa fille. Suspense, rebondissements, gros moyens atténuent les quelques maladresses de cette série supervisée par Coben en personne. Malgré son manque d'expérience télévisuelle, le romancier fut contacté par le producteur français Sydney Gallonde, qui lui fit une proposition alléchante : être lui-même le showrunner de la série tirée de son polar et, à ce titre, présider à toutes les grandes étapes d'adaptation, d'écriture et de production de la série. Showrunner : ce terme – intraduisible en français – désigne le chef d'orchestre d'une série télé. Souvent créateur du programme (mais pas forcément), le showrunner est généralement scénariste, parfois aussi producteur voire réalisateur. Mais, surtout, face à la chaîne diffuseur, il incarne une autorité responsable de tous les choix artistiques et logistiques : intrigues, casting, décors, budget, mise en scène… Bref, c'est lui le patron.

    « Il n'y a pas une décision que je n'aie validée, je suis responsable du résultat à 100 % », nous confie ce colosse de 1,95 mètre. A l'en croire, TF1 lui a laissé un boulevard et, à 53 ans, Coben a visiblement pris goût au petit écran puisqu'il vient aussi de créer (de toutes pièces, cette fois) une autre mini-série policière pour la chaîne britannique Sky 1. Alors, tout-puissants, les showrunners ? Nouveaux nababs auxquels les diffuseurs ne refusent plus rien ? La réalité est bien plus complexe. Mais en matière de séries télé, ils ont un pouvoir désormais sans égal dans l'organigramme de la production.

    Celui qui tire les ficelles

    Pourtant, vous ne verrez jamais le terme showrunner apparaître au générique de vos séries préférées : cette fonction hybride n'existe pas statutairement et, à l'écran, le showrunner est souvent mentionné comme « créateur » et/ou « producteur exécutif ». Aux Etats-Unis, en 1992, le magazine Variety fut l'un des premiers à utiliser le terme dans un article évoquant une nouvelle race de producteurs/scénaristes érigés en véritables chefs de projet. Le résultat d'une lente évolution où, peu à peu, les auteurs de séries prirent le pouvoir pour imposer une vision plus audacieuse et, qui plus est, adoubée par le public.

    Mais l'explosion définitive de ces nouveaux seigneurs du petit écran, on la doit à la chaîne câblée américaine HBO qui, à partir de 1998, s'engagea dans une « politique des auteurs », en donnant carte blanche à des génies tels que David Chase, Alan Ball ou David Simon pour créer respectivement Les Soprano, Six Feet Under et The Wire. Le phénomène s'est étendu au monde entier. Paul Abbott (Shameless) et Steven Moffat (Doctor Who) en Grande-Bretagne, Hagai Levi (The Affair) en Israël, Adam Price (Borgen) au Danemark ou Lars Lundström (Real Humans) en Suède : le club de ces rois de la fiction ne cesse de s'agrandir. Derrière la toujours dominante Amérique, de plus en plus de nations exportent leurs séries grâce au travail sophistiqué des showrunners.

    Une autre façon de travailler

    Et la France dans tout ça ? Poussé par la nécessité impérative de s'élever au niveau international après vingt-cinq ans de Julie Lescaut, Navarro et Joséphine ange gardien, notre pays accorde tout doucement plus de liberté aux créateurs. Lesquels s'organisent à leur tour, stages aux Etats-Unis compris, pour se familiariser avec les rouages de la production et mieux contrôler leur bébé. Coproducteur du Bureau des légendes, l'ambitieuse série diffusée au printemps dernier par Canal +, Eric Rochant se définit sans complexe comme showrunner : « J'ai inventé Le Bureau des légendes, je dirige sa fabrication quotidienne et, en plus, j'en suis le réalisateur. » Homme pressé, Rochant supervise une équipe de cinq scénaristes et, alors qu'il vient d'entamer la mise en scène de la saison 2 pour une diffusion au printemps 2016, son équipe planche déjà sur des axes pour la saison 3. L'objectif : fournir à la chaîne cryptée une saison par an, à l'américaine, grâce à la création d'un atelier d'écriture mobilisant à plein temps des scénaristes qui se répartiront l'ensemble des dix épisodes.


    Pour fidéliser le téléspectateur, la régularité est donc indispensable. Mais c'est avant tout dans l'invention d'univers et de personnages que réside le secret de l'addiction. A la tête d' Engrenages (Canal +), la scénariste et productrice exécutive Anne Landois va enchaîner tout l'automne des réunions de travail par groupes avec la douzaine de scénaristes sous ses ordres. Les scénarios des douze épisodes de la saison 6 seront prêts pour un tournage fixé à mai 2016. « Je pars toujours des personnages, jamais des intrigues policières. Dans la saison 5, l'an dernier, j'ai choisi comme axe principal l'enquête sur l'assassinat d'une mère et de sa fille pour mieux coller aux tiraillements intérieurs de la capitaine Laure Berthaud, qui elle-même démarre la saison enceinte et en deuil du père. »

    La France maîtrise le suspense

    La diffusion de deux épisodes consécutifs par semaine sur nos chaînes a conduit aussi les scénaristes à s'astrein­dre de plus en plus à la culture du cliffhanger, cette scène de suspense insoutenable qui clôt souvent un épisode et rend le spectateur en manque de sa prochaine dose… La botte secrète de ces satanés magiciens du récit. Cocréateur (avec Marc Herpoux) et showrunner du polar Les Témoins sur France 2, Hervé Hadmar explique : « Chaque épisode des Témoins était conçu pour se terminer par un cliffhanger moyen et un encore plus fort pour la fin du deuxième épisode de la soirée, afin d'être sûr de faire revenir le spectateur la semaine suivante. »

    Les efforts paient : grâce à ses qualités visuelles et des histoires fortes, Les Témoins s'exportent, tout comme Les Revenants, Engrenages ou encore Candice Renoir. « Les choses bougent enfin, mais pas assez vite », regrette Frédéric Krivine. Selon le co-créateur d' Un village français, pour vraiment permettre à la France d'égaler ses concurrents étrangers, « les chaînes devraient investir plus encore. Il faudrait qu'en moyenne 10 % du budget global d'une série française soit consacré à l'écriture, et on en est encore loin… » La route est donc longue mais... Vivement la suite !