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"Si une majorité absolue ne se dégage pas, tous les regards se porteront sur l’Assemblée et une coalition devra se former – les différentes composantes de celle-ci nous sont encore inconnues."
"Si une majorité absolue ne se dégage pas, tous les regards se porteront sur l’Assemblée et une coalition devra se former – les différentes composantes de celle-ci nous sont encore inconnues."
© AURELIEN MORISSARD

Ce que prévoit la Constitution en cas de cohabitation Macron-Bardella

Tribune

Par Alexis Buixan

Publié le

Alexis Buixan, docteur en droit public à l'Université de Rennes et enseignant à Sciences Po Rennes, répond aux cinq questions que tout le monde se pose sur la possible cohabitation à venir entre Emmanuel Macron et Jordan Bardella, ou bien un Premier ministre issu du Nouveau Front Populaire.

Que dit la Constitution au sujet la cohabitation ?

La réponse à cette question tient en quatre lettres : « rien ».

Et pourtant, à travers l’histoire de la Ve République, nous savons bien que la cohabitation a su se fondre dans le cadre institutionnel, déterminé en 1958, tout en modifiant le système politique. Or, celle qui est envisagée au lendemain du 7 juillet 2024 ne sera à l’image d’aucune autre en raison du parti politique, le Rassemblement National, en passe d’accéder à Matignon.

Sans vouloir prédire l’avenir – l’expérience cohabitationniste est tributaire des relations entre les acteurs politiques qu’on ne peut deviner à l’avance –, nous sommes toutefois en mesure d’envisager la répartition théorique des pouvoirs à venir. Apparue pour la première fois presque trente ans après l’instauration de la Ve République, la cohabitation est d’ailleurs propice à réinvestir le droit constitutionnel dans le débat public eu égard au fait qu’elle soit appréhendée comme une parenthèse dans un système politique dominé traditionnellement par une prééminence du président de la République et d’une majorité parlementaire lui apportant un soutien indéfectible.

Il en est donc tout autre lorsque cette même majorité est d’un bord politique hostile au Président ; ce qui l’oblige à « cohabiter » avec un Premier ministre que l’Assemblée lui impose. Dans l’esprit du Général de Gaulle, un tel épisode aurait dû conduire à une démission du Président – ce que François Mitterrand refusa en 1986. À cette occasion, le 8 avril de la même année, ce dernier soulignait le fait que la concordance entre une majorité à l’Assemblée et l’élection du chef de l’État avait créé et développé « des usages qui, au-delà des textes, ont accru le rôle de ce dernier dans les affaires publiques » – la cohabitation requérant donc « une pratique nouvelle ». Coutumes et usages qui nous ont fait oublier la nature parlementaire de notre régime (et non présidentielle comme il l’est souvent mentionné – par erreur – par des commentateurs mal avertis) ; le mérite du moment cohabitationniste étant de remettre en lumière cette nature profonde. Confronté à une situation inédite, le président socialiste avait usé de la formule restée à la postérité : « La Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution ». Ne soyons toutefois pas dupes : dire cela ne veut pas dire grand-chose. Comme toutes règles juridiques, les dispositions constitutionnelles sont sujettes à interprétation et ce sera à l’épreuve de la pratique que nous analyserons l’exercice du pouvoir.

Comment se déroulera la nomination du nouveau Premier ministre ?

L’article 8 dispose que « le président de la République nomme le Premier Ministre ». Considérée comme un pouvoir propre du Président (c’est-à-dire qu’il est totalement souverain de son choix), la nomination intervient juridiquement par un décret. Aucun délai n’est prévu dans le texte constitutionnel. Le Président est libre de la personnalité qu’il souhaite nommer, sans condition d’âge, ni même de nationalité – encore faut-il que le pressenti accepte. Néanmoins, il est de coutume de reconnaître que ce pouvoir est quasi discrétionnaire dans la mesure où le Président doit également prendre en compte l’article 50 de la Constitution qui dispose que « lorsque l’Assemblée nationale adopte une motion de censure ou lorsqu’elle désapprouve le programme ou une déclaration de politique générale du Gouvernement, le Premier ministre doit remettre au président de la République la démission du Gouvernement ». Cela signifie concrètement que le Président se doit de nommer une personnalité susceptible d’être acceptée par la majorité parlementaire. À défaut, le nouveau locataire de Matignon se verra refuser la confiance en application de l’article 49 al. 1, ou tout du moins, il risque de se voir opposer une motion de censure qui l’obligera à présenter sa démission si celle-ci est adoptée.

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Si le Rassemblement National obtient la majorité absolue des suffrages ce dimanche, l’évidence impose de nommer Jordan Bardella, au vu des déclarations des figures politiques du parti d’extrême droite. En raison du fait qu’il est le chef du parti, il semble être désigné, par ses pairs, comme le futur Premier ministre.

Si le Nouveau Front Populaire l’emporte, davantage d’incertitudes dominent dans la mesure où la coalition des partis de gauche se refuse, à ce stade, d’annoncer l’heureux élu fondé à diriger le gouvernement. Cela dépendra sûrement du parti, au sein de la coalition, qui remportera le maximum de sièges. Parallèlement, de nombreux acteurs politiques (à l’instar de Marine Tondelier, Raphaël Glucksmann, Olivier Faure ou François Hollande) semblent exclure de facto Jean-Luc Mélenchon, voire un quelconque autre membre de la France Insoumise. L’après 7 juillet risque d’être un véritable moment de vérité au sein cette alliance susceptible de se fissurer si de nombreux désaccords persistent entre les têtes d’affiche.

Quel partage des compétences entre le président de la République et le Premier ministre ?

Le premier partage interviendra dès la nomination des membres du gouvernement. Si l’article 8 al.1 donne compétence au Président, cette faculté n’est pas un pouvoir propre : cela signifie juridiquement que les nominations procèdent d’un décret avec contreseing (le Premier ministre doit le signer). Quand bien même il est mentionné que les nominations sont effectuées « sur proposition du Premier ministre » - le Président est tenu par les volontés de son Premier ministre. La composition du gouvernement doit être en symbiose avec celle de l’Assemblée nationale. Exception faite pour certains ministères, comme la Défense ou les Affaires étrangères - : il a été traditionnellement reconnu qu’en période de cohabitation, le Président peut exercer une sorte de veto contre une nomination, à ces postes clés, au vu du rôle qui lui est dévolu par la Constitution. Effectivement, il serait dommageable pour la crédibilité la France qu’il y ait des désaccords profonds entre un ministre et le Président chargé d’assurer « la continuité de l’État » (article 5).

Légitimité par une majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement se trouve, dans cette hypothèse, en mesure de « déterminer et de conduire la politique de la Nation ». Pour cela, « il dispose de l’administration et de la force armée » (article 20). C’est donc bien son programme, présenté lors des élections législatives anticipées, qui est traduit en projets de loi discutés au Parlement.

Les Français sont totalement imprégnés d’une « culture présidentialiste », qui renvoie à un « cadre de pensée par lequel l’ensemble du système politique, partisan et médiatique se construit et est analysé » au prisme « de l’exercice du pouvoir par un chef d’État puissant ». Profondément ancré, ce phénomène aboutit à oublier une réalité institutionnelle, révélée en pleine lumière pendant la cohabitation : le pouvoir normatif n’est pas à l’Élysée, mais à Matignon. Par conséquent, le Premier ministre est bien à l’initiative des lois, adopte des décrets et dirige l’administration (comme les préfets), à la différence de la situation normale durant laquelle le Président est politiquement prédominant, la cohabitation libère le Premier ministre de la tutelle présidentielle. Sans compter que c’est sous le contrôle de Matignon que toute la machinerie administrative se déploie au sein du Secrétariat général du Gouvernement, des cabinets ministériels et des réunions interministérielles.

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En cohabitation, le Président se trouve dépourvu de moyens d’action pour peser sur la politique décidée à Matignon (les « pouvoirs propres » dévolus à l’article 12 ne sont, en réalité, pas des « pouvoirs gouvernants »). Politiquement, il est possible qu’il exerce un pouvoir de nuisance en critiquant, en commentant voire en désapprouvant publiquement certaines mesures. Le Conseil des ministres risque d’être le lieu de désaccords manifestes (tout projet de loi est délibéré en conseil des ministres). Se prévalant de son rôle de « gardien de la Constitution », il peut aussi tenter de faire échec – ce que François Mitterrand effectua, au printemps 1988, en refusant de signer les ordonnances relatifs à la privatisation de certaines entreprises nationalisées en 1982. Néanmoins, il lui est impossible de refuser de promulguer une loi.

En gardant à l’esprit le cas d’école qui nous occupe (une cohabitation RN/Emmanuel Macron), il convient de souligner que le Rassemblement National sera confronté à des obstacles majeurs :

- L’impossibilité d’organiser un référendum qui relève de la compétence exclusive du président de la République – dessein auquel Emmanuel Macron n’adhérera pas.

- L’impossibilité de modifier la Constitution – toute révision constitutionnelle nécessite une adoption d’un texte adopté dans les mêmes termes par les deux assemblées. Il y a tout à parier que le Sénat fasse échouer un tel projet.

- L’invalidation de certaines dispositions législatives par le Conseil constitutionnel qui sera saisi par le président de la République ou par 60 députés ou 60 sénateurs.

Qu’en est-il des affaires étrangères ?

Il s’agit sûrement du domaine dans lequel l’imbrication des compétences est la plus sujette à discussion. D’une part, le Président nomme aux emplois civils et militaires de l’État et accrédite les ambassadeurs. Il est également le chef des armées et préside les conseils et les comités supérieurs de la Défense nationale. D’autre part, le Premier ministre dispose de la force armée et est responsable de la Défense nationale. Traditionnellement, les cohabitations ont préservé une marge de manœuvre au Président qui nécessite une bonne entente entre les deux têtes de l’exécutif (ce qui n’a pas toujours été le cas entre Jacques Chirac et Lionel Jospin).

Par exemple, la France a bénéficié d’une double représentation au sein du Conseil européen de l’Union Européenne entre 1997 et 2002 ; ce qui n’est plus possible depuis peu. Il s’agira d’un véritable défi au vu des divergences de vues entre les deux protagonistes. Sans que lui soit reconnu un « domaine réservé », le chef de l’État possède la dissuasion nucléaire et définit les directives en matière d’opérations extérieures. Néanmoins, il doit recevoir l’accord du Premier ministre et depuis 2008, une intervention qui excéderait quatre mois nécessite l’approbation du Parlement.

Une potentielle cohabitation inédite ?

Dans l’histoire des cohabitations, elles ont été soit tumultueuses (mars 1986-mai 1988) soit pacifiées (mars 1993-mars 1995). Elles n’ont toutefois pas modifié le système en profondeur car le trône n’a pas été un fauteuil vide. De plus, les Premiers ministres ont agi en ayant à l’esprit la conquête du pouvoir présidentiel – espérant toujours que la situation cohabitationniste ne soit que provisoire (ce qui n’a pas réussi à Lionel Jospin…). Or, toute comparaison semble malaisée à l’aune du contexte politique actuel. Selon ses dires, Jordan Bardella ne souhaite pas être candidat à la prochaine élection présidentielle, cédant sa place à Marine Le Pen. Celle-ci se trouvera donc comptable d’une action politique qu’elle n’aura pas elle-même conduite. En outre, le président de la République, Emmanuel Macron, n’est pas autorisé à concourir à sa réélection et sera réduit à être le chef d’un parti ayant subi un revers électoral conséquent. Une ambiance de fin de règne va très vite s’imposer… Plus largement, l’originalité de cette potentielle cohabitation procède des philosophies politiques radicalement irréconciliables qui opposeront le chef de l’État et le Premier ministre. Source de divergences et de conflits, la situation n’est absolument pas satisfaisante dans une démocratie.

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À l’heure où ces lignes sont rédigées, ces éléments d’analyse sont théoriques car tout dépendra des rapports de force modelés par les urnes. Si une majorité absolue ne se dégage pas, tous les regards se porteront sur l’Assemblée et une coalition devra se former – les différentes composantes de celle-ci nous sont encore inconnues. Gabriel Attal prédit l’avènement d’une « assemblée plurielle » qui imposerait une « nouvelle donne » nécessitant de « réinventer la manière de travailler avec les autres » partis (BFM TV – 3 juillet 2024). Pour pallier le péril de l’instabilité tel qu’observé sous la IVe République, réitérons donc notre souhait de voir se perfectionner les mœurs parlementaires.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne