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Des secouristes sur les lieux d'une attaque du Hamas, dans le kibboutz israélien de Kfar Aza près de la frontière avec la bande de Gaza.
Des secouristes sur les lieux d'une attaque du Hamas, dans le kibboutz israélien de Kfar Aza près de la frontière avec la bande de Gaza.
AFP / GIL COHEN-MAGEN

Israël : lettre à ceux qui ne veulent pas voir

Point de vue

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Faut-il voir ? Faut-il montrer ? Faut-il flouter ? Au vu des récents évènements en Israël, pour partager humblement ce qui peut être sauvé d’humanité, peut-être vaut-il mieux se méfier des exercices d’élévation intellectuelle et se tenir au niveau du sol, au seuil de la souffrance, estime Martine Gozlan, journaliste à « Marianne ».

Au fond de l’abîme creusé par les tueurs du Hamas s’ouvrent des labyrinthes. L’âme, « Nefesh » en hébreu, et le souffle, « Rouach », en hébreu encore, le mot qui, aux premières lignes de la Bible, plane sur un monde indéfini : tout cela palpite, étouffe et cherche une lueur. Comme les otages de Gaza dans leur nuit. Comme les familles dans leur épouvante. Comme un peuple tout entier ramené à ce qui ponctua son destin, des bûchers aux pogroms, des tueries d’Orient en Occident, des atrocités perpétrées par les meutes fanatisées en 1929 à Hébron et Safed, à Bagdad en 1941 tandis que les nazis brûlaient les juifs européens. Partout, décrets d’extermination.

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Comment penser ? Dans le labyrinthe résonne ce « Il n’y a pas de pourquoi » entendu à Auschwitz par Primo Levi, l’écrivain italien survivant. La phrase le hanta jusqu’à son suicide. Dans notre insomnie, permanente depuis le 7 octobre, revient le chant d’un autre suicidé, le poète Paul Celan, juif roumain de langue allemande, qui se jeta dans la Seine en 1970, ne pouvant endurer que tournoie en lui le fantôme de l’anéantissement : « Lait noir de l’aube nous le buvons le soir nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit… » Notre obscurité est paradoxale car elle est trouée par un mur d’images. Les vidéos, les cris, les enlèvements, les « Allah Akbar » triomphants devant les corps des femmes dénudées, les unes mortes, les autres menées au viol, les berceaux ensanglantés.

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Faut-il voir ? Faut-il montrer ? Faut-il flouter ? Alors que Nuit et Brouillard sont revenus, on s’embrouille dans la nuance, le louvoiement, l’invite à « prendre de la hauteur ». Au fond de l’abîme zébré des flashes de torture et de brasier, ces débats sonnent bizarrement. Pour partager humblement ce qui peut être sauvé d’humanité, peut-être vaut-il mieux se méfier des exercices d’élévation intellectuelle et se tenir au niveau du sol, au seuil de la souffrance. Comme dans le deuil juif où l’on s’assoit par terre, ou sur un tabouret très bas, pendant les sept jours qui suivent la mort.

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Durant cette période, les endeuillés et leurs visiteurs déroulent le récit des existences disparues. C’est un rite universel. Les existences arrachées aujourd’hui dans les conditions les plus atroces (conditions qui furent réservées par Daech aux chrétiens et aux Yézidis mais nous avons la mémoire courte malgré le Bataclan, Charlie Hebdo, Magnanville et le reste), ces vies anéanties méritent que l’on raconte aussi leur mort. En la regardant en face pour saisir la nature de leurs bourreaux. De même que le poète yiddish Haïm Nahman Bialik écrivit et décrivit le pogrom de Kichinev en 1903 : « Viens dans la ville du massacre, il te faut voir / Avec tes yeux, éprouver de tes propres mains / Sur les grillages, les piquets, les portes et les murs / Sur le pavé des rues, sur la pierre et le bois / L’empreinte brune et desséchée du sang. » C’est en affrontant la réalité que l’on pourra la défier. À ceux qui ne veulent pas voir, on rappellera que la barbarie ne se combat pas en fermant les yeux.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne