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Des gilets jaunes aux abords de l'Assemblée nationale, ce samedi 5 janvier.
Des gilets jaunes aux abords de l'Assemblée nationale, ce samedi 5 janvier.

Les gilets jaunes ou l'histoire en marche

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Le mouvement des Gilets jaunes mérite mieux que sa récupération par des extrémistes casseurs de flics, une glorification intéressée ou sa caricature en mobilisation d'agitateurs séditieux. Il est encore temps d'entendre, enfin, ce réveil démocratique en marche.

Des gendarmes mobiles quasi-lynchés, la porte d’un ministère enfoncée. La situation, en ce début d’année, prend une tournure inquiétante. La violence de groupuscules voués à la déstabilisation de l’Etat risque de transformer ce moment politique essentiel en un fiasco dont ne sortiront vainqueurs que les ennemis, quels qu’ils soient, d’une authentique démocratie. Le mouvement des Gilets jaunes mérite mieux que ces prurits haineux, il mérite mieux que la récupération par des extrémistes casseurs de flics qui font le bonheur des tenants du statu quo et des défenseurs d’un système à bout de souffle.

Cependant, réduire le nouvel épisode du mouvement à ces événements insupportables serait malhonnête. Sept semaines après la première manifestation, ce sont encore des dizaines de milliers de personnes qui ont défilé dans différentes villes de France, pour beaucoup dans le calme le plus parfait. Et les déclarations d’un pouvoir incapable de rétablir la confiance, comme de tenir cette posture d’ordre qu’il a choisi de jouer, n’ont fait qu’attiser les braises.

Assignations simplistes

Face à ce qui ressemble de plus en plus aux prémices du chaos, il est d’abord nécessaire de refuser les assignations simplistes. On peut avoir conscience du danger que représente la jonction d’une extrême droite et d’une extrême gauche dont le point commun est dans la détestation de la démocratie, représentative ou non, et dans la recherche de boucs émissaires, que ce soient les riches, les étrangers, les juifs ou toute autre entité essentialisée, et pour autant considérer que ce qui a surgi en ce mois de novembre ne pouvait être réduit à ces récupérations marginales et a posteriori.

On peut être à la fois sensible à l’exaspération des commerçants que les manifestations répétées exposent à la faillite et garder à l’esprit l’authentique détresse de ces gens qui crient leur désespoir et leur colère sur les ronds-points. On peut déplorer la part de ressentiment que comportent certains discours de Gilets jaunes et cependant être horrifié par les discours des nantis persuadés qu’ils ne doivent leur situation qu’à leurs éminentes qualités.

Réveil démocratique

Penser ce moment politique est d’autant plus complexe qu’il est encore en acte. Mais on peut poser quelques constats. Premier point, ce qui se joue est bien l’expression d’un réveil démocratique. Ces gens qui, face à ce qui leur apparaissait comme une nouvelle taxe arbitraire, ont tout à coup proclamé qu’ils étaient citoyens à part entière, et donc souverains, n’avaient rien de factieux. Ils n’ont jamais prétendu être tout le peuple, mais ils ont affirmé à leurs représentants qu’ils étaient, eux aussi, le peuple, et que, notre constitution nous le rappelle, la République est le gouvernement « du peuple, par le peuple et pour le peuple ».

Y avait-il tentation de considérer que certains seraient « ennemis du peuple » ? Certainement pas chez ces employés, artisans ou retraités qui tenaient les ronds-points, partout en province, et y recréaient des lieux de sociabilité qui leur rendaient à la fois leur dignité et leur citoyenneté. Mais toute forme de révolte contre un ordre établi et jugé injuste cible les entités qui perpétuent cette injustice. Il appartient alors à tous les esprits raisonnables de tenter d’analyser les mécanismes de cette injustice, dans toute leur complexité, pour éviter la cristallisation de la révolte sur de supposés ennemis livrés à la vindicte populaire. C’est en canalisant la colère pour lui offrir un débouché politique fait de véritables changements qu’on évite la radicalisation, pas en criant d’emblée à la radicalisation pour éviter d’écouter les revendications légitimes.

Le macronisme est le stade ultime de cette dérive institutionnelle

Dans un livre publié en 2017, Changer la vie, sous-titré « pour une reconquête démocratique », je tentais de redéfinir des concepts politiques peu à peu dévoyés, comme ceux de démocratie, de république, d’émancipation ou de citoyenneté. J’y analysais la crise de la démocratie représentative, abîmée par l’enfermement sociologique, idéologique et économique d’une élite qui s’est arrogé le monopole de la représentation, notamment en tordant les équilibres de la Vème République. Nous sommes arrivés à la limite de ce processus.

Le macronisme n’est que le stade ultime de cette dérive institutionnelle et politique. Quand 14, 5% des inscrits permettent d’obtenir 350 députés, la légalité ne permet plus d’incarner la légitimité. Quand une élection se fait avec 57% d’abstention, on ne peut pas considérer que les représentants proposés aux citoyens les représentent réellement, et qu’après tout, ils avaient bien le choix. La désaffiliation d’une part croissante des citoyens, en général les plus pauvres, qui ne croient plus au processus démocratique, est un danger majeur. Mais la dérive est plus vaste.

Dérégulation en faveur des 0,1% les plus riches

Ce que pointe le mouvement des Gilets jaunes, c’est la confiscation de notre système démocratique par une oligarchie qui, depuis des années, défend non pas les intérêts du peuple mais une idéologie se traduisant dans des processus de dérégulation économique dont les bénéficiaires sont les 0,1% les plus riches de la planète. La mondialisation, qui nous est vendue comme un fait économique, une fatalité, est en réalité organisée selon une idéologie, celle du libre-échange et de la division mondiale du travail, dont le résultat est l’appauvrissement des classes moyennes et populaires des pays occidentaux et le recul des Etats comme puissances régulatrices capables de rééquilibrer les inégalités.

La France, bien sûr, résiste : elle maintient son système de protection sociale, mais au prix d’un chômage de masse et d’une destruction de ses filières industrielles et agricoles qui atteignent des proportions effroyables. L’Etat, malgré des dépenses pléthoriques (dont une proportion énorme part dans le remboursement des intérêts de sa dette) qui pèsent essentiellement sur les classes moyennes et les classes moyennes supérieures, n’est plus en mesure de contrer le déséquilibre entre les territoires provoqué par cette désindustrialisation et la concentration des richesses du côté des gagnants du système, les principaux gagnants étant ces multinationales déterritorialisées qui échappent savamment à l’impôt.

Tel est l’arrière plan du mouvement des Gilets jaunes, et ce n’est pas un hasard si, parmi les revendications formulées dès les premiers temps du mouvement, il y avait la protection des PME, des petits commerces, des savoir-faire et la fin du système des travailleurs détachés.

Confiscation bruxelloise

Evidemment, les questions européennes apparaissaient bien peu dans ces revendications. Et c’est tout le paradoxe puisque, depuis l’Acte unique de 1986 et, plus encore depuis Maastricht, les politiques menées par l’Union Européenne sont une des modalités de cette confiscation démocratiques au nom du dogme du libre-échange. D’où la nécessité d’expliciter les mécanismes, pour que les citoyens sachent exactement quels sont les choix concrets qui pourraient permettre de revenir sur quarante ans de creusement des inégalités et de dérégulation.

Se pose alors la question des médias. Bien sûr, les violences dont furent l’objet des journalistes qui ne faisaient que leur travail sont absolument intolérables. Mais se contenter de cette condamnation, c’est passer à côté du problème, exactement comme se contenter de défendre la démocratie représentative, c’est refuser de voir qu’elle traverse une crise majeure à laquelle il faut répondre si l’on ne veut pas que ce soit la démocratie elle-même qui en fasse les frais. Les médias font partie des institutions qui sont frappées par une défiance majeure. Pourquoi ? Parce qu’une part des représentants de ces médias se sont donnés pour mission, depuis des années, de dicter aux citoyens les options idéologiquement acceptables, et de les maintenir dans le « cercle de la raison », de définir, parmi les candidats à la représentation, ceux qui étaient dignes de représenter.

N'exonérons pas les médias

Les élections sont libres, mais certains choix sont prohibés et certains sujets inabordables. De même qu’il n’était pas question de voter autre chose que Oui en 2005, certaines options idéologiques ont été reléguées dans les marges pendant des décennies. En 2002, Jean-Pierre Chevènement critiquait l’indépendance de la BCE ? Nationaliste ! En 2012, Arnaud Montebourg prônait la démondialisation et le protectionnisme ? Irresponsable ! Il proposait une nationalisation temporaire pour sauver les aciéries de Florange ? Utopiste ! Et tous ceux qui posaient d’une manière ou d’une autre la question de la démocratie en France et en Europe ? Souverainistes ! Populistes ! Europhobes ! Mettre tous les médias dans le même sac est injuste et dangereux, mais les exonérer au nom de la défense des institutions est une folie, car c’est préparer la prochaine explosion.

Et maintenant, que faire ? Est-il encore possible, quand la porte d’un ministère est forcée, de s’en indigner tout en ajoutant qu’il était délirant, de la part de Benjamin Griveaux, d’affirmer avec morgue que les gilets jaunes encore mobilisés étaient des « agitateurs » qui voulaient l’insurrection et d’ajouter : « Nous devons sans doute aller plus loin dans le changement, être encore plus radicaux dans nos méthodes, dans nos manières de faire, dans notre style. » ?

Comment peut-on être à ce point aveugle à ce qui se passe ? Emmanuel Macron, lors de ses vœux, a voulu jouer de Gaulle en 68, incarner le parti de l’ordre, parce qu’il est incapable d’apporter une réponse politique aux demandes des citoyens. Mais ce mouvement n’a rien à voir avec mai 68 et le Président n’a rien d’un de Gaulle, puisqu’il est déjà en train de chercher comment inventer un référendum dont les modalités lui éviteraient de subir un désaveu. Surtout, continuer comme avant. Lâcher quelques miettes de pouvoir d’achat pour ne pas répondre à la question démocratique et à l’urgence de rendre au politique sa prééminence sur l’économie.

Ne pas repeindre le réel en noir et blanc

La posture est dangereuse. Tout autant que celle qui consiste à glorifier le mouvement en niant ses dimensions violentes et en se contentant d’une « fascination » pour le moins intéressée. Jean-Luc Mélenchon n’est pas le seul, bien sûr, à ne voir dans ce moment politique que ce qu’il croit pouvoir lui servir. Repeindre le réel en noir et blanc devient un sport national. Entre ceux qui applaudissent au lynchage de policiers et ceux qui traquent les « rouges-bruns » pour mieux maintenir le système (jusqu’à considérer que toute mention de BHL, tout sarcasme contre Dany Cohn Bendit ou toute critique des banques, relèverait d’un antisémitisme rampant), on joue avec le feu.

Car une des dimensions frappantes de ce mouvement est la jonction qui s’est opérée entre extrême droite et extrême gauche, pour la première fois dans l’histoire politique récente de la France. L’exemple italien nous avait appris qu’une telle jonction était désormais possible. Mais ce à quoi nous assistons avec les quenelles, les quelques slogans antisémites et autres manifestations des adeptes d’Alain Soral ou Dieudonné va au-delà. On en avait vu l’ébauche, pour la toute première fois en France, lors de la manifestation baptisée Jour de colère, le 26 janvier 2014, qui avait rassemblé différentes associations, des bonnets rouges à l’extrême droite en passant par les soutiens banlieusards de l’humoriste Dieudonné, le tout s’achevant, au milieu des « Hollande démission », par des slogans ouvertement antisémites et négationnistes.

Se réapproprier la démocratie

A ceci près que les Gilets jaunes ne se résument pas à cela et que la greffe est postérieure. Tout l’enjeu est justement d’éviter qu’elle ne prenne. Et c’est bien la raison pour laquelle il faut se garder de repousser dans les bras des extrêmes des Français qui réclament, à travers le referendum d’initiative citoyenne comme à travers leurs autres revendications, les moyens de se réapproprier la démocratie.

Maintenir à toutes forces un système qui craque de tout côté parce qu’il a fait la preuve de son inefficacité ne peut conduire qu’à des secousses plus violentes qui, comme ce fut souvent le cas dans l’histoire, bénéficient aux plus radicaux, aux plus haineux. Il est encore temps d’entendre les citoyens et d’opérer une révolution raisonnable, qui rendrait à la République sa vocation, qui est de servir le bien commun déterminé par le peuple selon la loi de la majorité, et non par une avant-garde d’experts éclairés ou une minorité quelle qu’elle soit.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne