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En salle ce mercredi 9 octobre en France, "Joker" a connu un excellent démarrage aux Etats-Unis.
En salle ce mercredi 9 octobre en France, "Joker" a connu un excellent démarrage aux Etats-Unis.
Capture d'écran YouTube/Warner Bros

Sociopathe, anarchiste, héros "incel" voire pousse-au-crime... De quoi Joker est-il le nom ?

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Au cinéma ce mercredi 9 octobre en France, le "Joker" incarné par Joachim Phoenix a connu un excellent démarrage outre-Atlantique. Acclamé à la Mostra de Venise, le film est toutefois aux Etats-Unis au centre d'une polémique sur sa violence, dont certains craignent qu'elle ne soit contagieuse...

Il n'est pas nécessaire de s'appeler Alfred Hitchcock pour provoquer la psychose au cinéma. En salle ce mercredi 9 octobre en France, le Joker incarné par Joachim Phoenix connaît un excellent démarrage au box-office américain depuis sa sortie, vendredi dernier. Le premier week-end d'exploitation du film de Todd Phillips a toutefois été émaillé d'incidents : une projection du film a été interrompue à Long Beach, en Californie, à cause du comportement étrange d'un individu. Quelques jours plus tôt, dans la même région, un cinéma avait fermé ses portes jeudi après avoir reçu des "menaces crédibles" associées au film. Un emballement lié au personnage titre - la Némésis du super héros Batman - mais, surtout, à l'angoisse des Etats-Unis de voir surgir de nouvelles tueries de masse.

Il y a encore quelques mois, l'intérêt porté au Joker de Phillips se limitait pourtant à son succès critique. Pour la première fois, un film portant sur l'histoire d'un personnage de comics books - le nom donné aux BD consacrées aux super-héros - remportait le Lion d'or, la récompense la plus prestigieuse de la Mostra de Venise. Ces dernières semaines, la conversation autour du film a pourtant radicalement changé. D'abord mis en cause pour la pertinence d'une nouvelle aventure du méchant de Batman seulement trois ans après la sortie de Suicide Squad où il apparaissait, le long-métrage de Todd Phillips s'est mué sous la plume de nombreux critiques américains en une œuvre dangereuse, toxique, capable même de "pousser ses fans au meurtre"...

Joker, personnage controversé

Le personnage étant controversé, les œuvres relatives au Joker ont régulièrement suscité la polémique. L'un des comics centraux racontant son histoire, "Batman : The Killing Joke" (traduit en français par "Souriez !"), publié en 1988 par DC Comics, avait par exemple été accusé de sexisme et de violence. Dans cet album, le personnage paralyse et viole Barbara Gordon, alias Batgirl. Alan Moore, son scénariste, y raconte l'histoire originelle du super-méchant de Batman, dévoilant la philosophie au cœur du personnage : un seul mauvais jour dans la vie d'un homme normal est suffisant pour le transformer en sociopathe.

Ce n'est toutefois que vingt ans plus tard que le Joker deviendra une inspiration pour toute une catégorie de fans. En 2008, dans The Dark Knight de Christopher Nolan, le personnage incarné par le regretté Heath Ledger est clairement un anarchiste, faisant le mal pour exposer ce qu'il estime être la vraie nature de l'homme. En dépit des bons sentiments affichés par les habitants de Gotham City, il suffit d'un peu de chaos pour que la structure s'effondre et, avec elle, la civilisation. Instantanément, le charisme de Ledger attire l’œil du spectateur. La mort de l'acteur, peu de temps après la sortie du film, patine la figure du Joker d'une aura tragique, un brin mystique. Avec son idéologie radicale et la souffrance qui l'entoure, le personnage devient, sinon un héros, du moins une référence sur Internet.

LA PEUR DES "CÉLIBATAIRES INVOLONTAIRES"

Quatre ans plus tard, une fusillade éclate dans le cinéma d'Aurora, dans l'Etat du Colorado, lors de la projection du troisième opus du Batman de Christopher Nolan, The Dark Knight Rises. En 2012, l'Américain James Holmes tue alors 12 personnes et en blesse plus de 70. Démarre alors une folle - mais fausse - rumeur, lancée par le commissaire de police de New York lors d'une conférence de presse, selon laquelle le jeune homme aurait affirmé être "le Joker". En dépit des rectifications des policiers chargés de l'enquête, l'histoire est répétée dans tous les médias. La crainte que d'autres individus cherchent à imiter le tueur d'Aurora se diffuse... et vient hanter la promo du Joker de 2019.

La crainte de voir passer à l'acte d'éventuels imitateurs d'Holmes a ainsi été suffisamment puissante pour que le film ne soit pas diffusé au cinéma d'Aurora. Dans une lettre rendue publique en septembre, les familles de victimes de la tuerie ont demandé à Warner Bros, producteur du film, de faire don d'une part du profit aux associations de victimes des armes à feu. "Mon soucis est qu'une personne, quelque part - et qui sait s'il y en a juste une - soit prête à basculer, à devenir un tueur de masse, et qu'elle soit encouragée par ce film. Et cela me terrifie", a expliqué au Hollywood Reporter Sandy Phillips dont la fille, Jessica Ghawi, était parmi les victimes de la tuerie d'Aurora.

LE JOKER VICTIME DE LA SOCIÉTÉ

Cette angoisse ne se limite pas qu'aux familles des victimes. Dans un email rendu public fin septembre, des officiels américains s’inquiétaient eux aussi de l'éventualité qu'une tuerie de masse ait lieu pendant la projection du film de la Warner Bros. Les militaires mettaient particulièrement en garde contre une catégorie de fans : les "incels", contraction en anglais de "célibataires involontaires". Adopté par une sous-culture masculiniste ayant émergé en ligne dans les années 90, le terme d'incel a été popularisé après l'attaque à la voiture-bélier menée par Alek Minassian à Toronto, Canada, le 23 avril 2018. Tuant dix piétons et en blessant une quinzaine d'autres, le Canadien de 25 ans avait écrit plusieurs heures auparavant, sur Facebook, "La rébellion des incels a déjà commencé". Il y signalait notamment qu'au travers de publications sur des forums, certains membres de la communauté des incels "idéalisent le personnage du Joker, le clown violent des Batman, admirant la représentation d'un homme qui doit faire semblant d'être heureux, mais éventuellement se rebelle contre ses harceleurs".

L’œuvre de Todd Phillips aurait d'autant plus de chances de résonner avec la communauté incel qu'elle entend être "un film sérieux". Et qui dit sérieux dit forcément, dans l'esprit d'un homme influencé par les films de l'Américain Martin Scorsese et de la réalisatrice belge Chantal Akerman, un film "réaliste". Dans ce Joker donc, exit les collants, les effets visuels et les accessoires qui forment d'ordinaire l'attirail coloré des aventures de superhéros. Plutôt que de tomber dans une cuve d'acide - comme dans la version originale et dans la plupart des adaptations cinématographiques -, Arthur Fleck, le personnage joué par Phoenix, devient un super-méchant après avoir été harcelé, battu par ses pairs, rejeté par la femme qu'il courtise.

"Je suis légitimement préoccupé que ce p***** de film sur le Joker va provoquer la mort de plusieurs personnes", écrit sur Twitter l'illustrateur Ron Chan.

"UNE FORME HORRIBLE D'INVITATION"

Ce Joker peut paraître d'autant plus séduisant aux membres de la communauté des incels qu'il n'est ici pas traité comme un simple méchant. C'est un anti-héros, envers lequel le public est supposé entrer en empathie. "Absolument tout dans la narration - la bande-son sinistre et explosive ; ses ténèbres ; ses effets sonores intrusifs - est conçu pour être oppressant et pour pousser le public à adhérer au point de vue d’Arthur en tant que première victime d'une oppression généralisée", analyse ainsi la critique de The Verge Tasha Robinson.

Pour échapper à sa réalité, le personnage joué par Joachim Phoenix n'est pas aidé par ses pairs, au contraire. Il ne s'adapte pas non plus. Arthur Fleck préfère plutôt céder à ses "pulsions les plus nihilistes et les plus destructrices". Voilà ce qui chiffonne de nombreux critiques américains, furieux de voir tout à coup le personnage "mériter l'éloge et l'attention qui lui manquent tant". De quoi transformer selon eux, dans l’œil d'une part fragile de l'audience, le personnage en modèle : "Pour le spectateur qui se sent aussi maltraité et négligé qu'Arthur Fleck, ou même qui nourrit des ressentiments plus modestes et plus rationnels à l'égard de la société, Joker est une provocation, une promesse réfléchie et minutieuse : vous n'êtes pas seuls, les gens que vous détestez sont vraiment affreux, et il serait bon d’agir contre eux comme vous le souhaitez". Et d'ajouter que le film "représente une forme horrible d'invitation - pas juste un appel à sympathiser avec le diable, mais une justification totale à l'enfer qu'il crée".

d'autres films VISÉs

Dans les Etats-Unis de 2019, qui n'ont pas connu plus de six jours d'affilée sans fusillade de masse, la question de la responsabilité portée par l'industrie du divertissement dans la représentation de la violence ne pouvait qu'être fertile. Mais pour les défenseurs du contrôle des armes, cette interrogation est stérile : "Nous avons été très clairs sur le fait que le film n'est pas le problème, a délaré Igor Volsky, directeur exécutif de Guns Down America. C'est le fait que le public aux Etats-Unis puisse facilement obtenir de dangereuses armes de guerre. Il est très important de souligner que nous avons cette conversation aux Etats-Unis, et seulement aux Etats-Unis. Le film sort partout dans le monde, mais le danger et la menace de la violence armée n'existe qu'en Amérique".

Avant Joker, le dernier-né de Tarantino a lui aussi été passé sous le laser de la critique américaine, examiné sous tous les angles, dénoncé, entre autres, pour sa violence envers les femmes. Avec néanmoins quelques voix discordantes : "Si les cinéastes doivent constamment répondre aux pires choses que leur public puisse imaginer, aucun art de valeur ne sera jamais réalisé", a relevé au moment de sa sortie Emily VanDerWerff, critique de Vox.

Aux Etats-Unis, la conversation autour du Joker, au-delà de l’œuvre, s'est désormais cristallisée autour de sa violence. La controverse grandissant, chaque personne écrivant sur le sujet n'est plus lue à la lumière de son appréciation de l’œuvre mais de sa position présumée sur la polémique. Appréciez le film et la performance de Phoenix, et l'accusation d'agir en irresponsable en faisant la promotion du film n'est pas loin. Pire, le soupçon de sympathie pour les thèses incels les plus extrêmes plane sur les écrits des critiques. A l'inverse, détestez-le et vous serez accusé d'être un militant déraisonnable, incapable de voir où commence le politique et ou finissent l'art et le divertissement. Pendant ce temps, personne ne parle plus vraiment de cinéma.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne