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A chacun son Amérique

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Dans les années qui ont suivi l’effondrement du Mur, cela semblait une évidence : au travers des turbulences de la mondialisation, le modèle économique anglo-saxon allait se propager tout autour de la planète et s’imposer comme le modèle dominant. Jusqu’en Europe continentale. Et même jusqu’en France... Avec le recul, il faut pourtant admettre que le pronostic s’est révélé inexact.
Car si l’Europe en général et la France en particulier ont effectivement copié en de nombreux points les règles de fonctionnement des économies américaine ou britannique, elles l’ont fait d’une manière stupéfiante : en important le plus souvent ce qu’il y avait de pire ; mais sans importer dans le même mouvement ce qu’il y avait de meilleur.
L’exemple le plus connu de ce comportement schizophrénique est celui de la Réserve fédérale américaine (FED). Car quand les Européens élaborent en 1992 le traité de Maastricht, dont la clef de voûte est la future Banque centrale européenne (BCE), c’est la FED qu’ils prennent pour modèle. D’une étrange façon : les gouvernements acceptent de renoncer à leur souveraineté monétaire et de concéder à la BCE un statut d’indépendance proche de celui dont jouit la FED. Mais la ressemblance s’arrête là : chargée de terrasser l’inflation – même quand elle est inexistante –, la BCE n’a pas dans ses missions, contrairement à la FED, de contribuer à la croissance. Et encore moins, de quelque manière que ce soit, de financer les économies dont elle a la charge, même quand ces économies sont en grave récession.
Et de ce vice stupéfiant de conception, l’Europe ne cesse, deux décennies plus tard, de payer le prix fort. Car si elle est toujours engluée aujourd’hui dans une crise historique, c’est en bonne partie parce que la BCE a tergiversé des mois durant, et même des années, avant de se résoudre, mais trop tard, à violer une bonne partie des interdits qui lui avaient été imposés. Alors qu’aux Etats-Unis la FED peut multiplier les plans de soutien à l’économie américaine, sans qu’aussitôt on l’accuse de faire marcher la planche à billets. Ceci explique d’ailleurs en bonne partie cela : alors que l’Europe craint une nouvelle et grave récession pour 2013, les Etats-Unis sont dans une phase d’accélération de la croissance, comme viennent de le confirmer les statistiques les plus récentes.
Des exemples de ce mimétisme inachevé, on peut en trouver de nombreux autres. Il y a entre autres l’autorité de tutelle des marchés, la célèbre Securities And Exchange Commission (SEC), qui a servi de référence et de modèle pour tous les grands. Mais en France la copie a pris des libertés avec l’original. A l’image de la SEC, l’Autorité des marchés financiers (AMF) s’est appliquée à réguler les marchés. Mais pas à les sanctionner – ou si peu ! Surtout quand de puissants intérêts sont en jeu. Résultat : la SEC a fait chuter de grands patrons – on se souvient par exemple de ceux de WorldCom ou d’Enron ; l’AMF, jamais ! Du délit d’initié d’EADS jusqu’au scandale Rhodia, toutes les grandes affaires ont fait « pschit » ! Et quand de grands patrons ont finalement chuté, comme Jean-Marie Messier, c’est parce que la presse a fait son office, et non l’AMF ou son ancêtre, la COB.
Un autre exemple d’emprunt sélectif est encore plus spectaculaire : tout au long des deux dernières décennies, la France a importé de nombreux traits du capitalisme anglo-saxon, mais pas tous. A la faveur des privatisations et de la montée en puissance des grands fonds d’investissement à la Bourse de Paris, elle a progressivement fait sienne les règles de fonctionnement des firmes américaines, qu’il s’agisse de celles du gouvernement d’entreprise (corporate governance) ou celles du profit pour l’actionnaire (share holder value). Avec à la clef les fantastiques rémunérations qui en découlent pour les cadres dirigeants. Mais, dans la foulée, le vieux capitalisme à la française, le capitalisme à la Ambroise Roux, celui du mélange des genres et de la consanguinité avec l’Etat, n’a jamais vraiment reculé.
En quelque sorte, les grands patrons français ont pris du modèle anglo-saxon ce qui les arrangeait le plus : les stock-options, les golden parachutes et autres retraites chapeau. Mais ils se sont bien gardés dans la foulée de faire la chasse aux conflits d’intérêts et de se convertir au culte de la transparence.
C’est même pis que cela ! Si l’on recense toutes les affaires récentes – du scandale Tapie jusqu’à l’affaire Takieddine, en passant par Bettencourt, Wildenstein et tant d’autres –, où les règles de l’Etat de droit ont été bafouées, on se prend à penser que la France dispose d’une variété hybride de capitalisme. Une variété qui présente donc quelques traits du modèle anglo-saxon, mais aussi beaucoup d’autres qui sont autrement plus sulfureux. Et même, pour tout dire, un tantinet mafieux.
Cela ne veut pas dire qu’il faille idéaliser le capitalisme anglo-saxon. Tout au contraire. Car c’est aussi une formidable machine à générer de la misère. A preuve, ces 40 millions d’Américains qui vivent sous le seuil de pauvreté. Mais cela aussi, cette nouvelle pauvreté, ces working poors qui vivent à la charnière entre le monde du travail et celui de l’exclusion, la France s’est empressée de les importer.
*Médiapart
* Article publié dans le numéro 812 du magazine Marianne paru le 10 novembre 2012

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne