Accueil

Société Médias
Départs en masse à Science & Vie : "On a compris qu'on n'avait pas la même vision du métier"
PHOTOPQR/LE REPUBLICAIN LORRAIN

Départs en masse à Science & Vie : "On a compris qu'on n'avait pas la même vision du métier"

Reworld

Par

Publié le

La quasi totalité des journalistes rédacteurs de Science & Vie ont annoncé leur départ ce mardi 30 mars. Le mensuel scientifique est victime du groupe Reworld, qui confirme sa réputation de fossoyeur de rédactions.

Une "catastrophe industrielle", dit-on en interne. Ce mardi 30 mars, la situation de Science & Vie s'est encore aggravée, après l'annonce du départ de la quasi totalité de ses journalistes rédacteurs, en rupture totale avec les méthodes du propriétaire du magazine, Reworld, qui confirme avec ce titre emblématique de la presse scientifique sa réputation de fossoyeur de médias.

Depuis le rachat du titre en 2019, les effectifs de Science & Vie se sont réduits comme peau de chagrin, passant de vingt journalistes titulaires à seulement huit, dont à peine deux participent à la rédaction des articles. La nouvelle vague de départs concerne neuf membres au total, dont cinq titulaires (une rédactrice, une chef de service, deux rédacteurs en chef adjoints et une secrétaire de rédaction), le rédacteur en chef des hors-séries, et trois pigistes - lesquels, participant au journal depuis des années, jouent un rôle crucial pour un magazine spécialisé comme Science & Vie.

"La rédaction a vu ses pires craintes se réaliser"

Le titre fait désormais figure de coquille vide. "Ça fait longtemps que le journal est écrit en bonne partie par des pigistes, explique un membre de la SDJ, mais ils étaient encadrés par des journalistes avec une compétence forte. Ce qui est assez stupéfiant, c'est qu'on a plus d'interlocuteur, personne n'est capable de relire nos papiers, de les améliorer, de ré-angler." Des rubriques aussi cruciales que la santé ou l'environnement fonctionnent sans chef depuis des mois : "Un magazine, c'est un métier, et c'est plus que la somme des parties continue notre interlocuteur. Ceux qui restent ont envie de faire de la qualité, mais c'est impossible sans coordination, et sans avoir du répondant à l'intérieur. Avant, on avait une douzaine de journalistes de haut niveau à qui s'adresser."

À LIRE AUSSI : "Ce n'est qu'un cessez-le-feu" : face à Reworld, la rédaction de "Science & Vie" suspend la grève sans désarmer

Au fil des mois, tous les journalistes qui occupaient des postes clefs ont été poussés vers la sortie, ou ont dû se résoudre à démissionner. C'est par exemple le cas d'Hervé Poirier, ancien directeur de la rédaction. "Ses demandes pour renforcer la rédaction n'ont pas été entendues, et son départ forcé a été le déclencheur, on s'est dit que ça allait mal se passer", raconte une ancienne de Science & Vie. "La rédaction a vu ses pires craintes se réaliser, écrit aujourd'hui la SDJ dans un communiqué. Alertée depuis des mois sur les conséquences délétères d’un sous-effectif chronique associé à une perte de compétences, la direction a continué de fragiliser la rédaction de Science & Vie en nommant, fin novembre 2020, un rédacteur en chef au profil non scientifique."

Lors de toutes les négociations, les journalistes se sont heurtés à un mur. "On a pourtant vraiment fait l'effort de collaborer avec Reworld, soupire l'un d'eux. Les gens qu'ils sont en train de dégoûter, ce sont des gens qui ont donné leur chance à Reworld." La désillusion n'a pas tardé : "On a compris qu'on n'avait pas la même vision du métier", résume une ex Science & Vie. "Ils ne sont pas capables de dialoguer, ils n'ont pas supporté que des gens en interne aient des exigences, demandent que les postes supprimés soient remplacés, veuillent préserver l'indépendance du titre, abonde une autre source interne. Pour faire un journalisme de qualité, c'est impossible d'avoir une rédaction absolument verticale. La qualité sort des débats, des interactions."

"Le canard, ils s'en foutent"

Mais la qualité, Reworld - qui n'a pas répondu à nos sollicitations - ne semble pas s'en préoccuper. En témoigne sa gestion du site internet de Science & Vie, devenu une entité pratiquement indépendante du mensuel aux mains de Reworld. Le groupe a appliqué sa méthode habituelle : faire rédiger des papiers par des chargés de contenus sans compétence scientifique, qui écrivent davantage pour les robots des moteurs de recherche que pour les lecteurs. Cerise sur le gâteau, ces articles sont commandés et publiés sur le site en court-circuitant sa rédactrice en chef. "Parfois on se retrouvait avec des articles sur le site qui affirmaient l'inverse de ce qu'on pouvait lire dans le magazine dans des papiers enquêtés", se souvient une journaliste.

"Construire la confiance de dizaines de milliers de personnes, ça prend des années, la détruire, ça va très vite", s'alarme notre interlocuteur à la SDJ. La stratégie d'audience de Reworld, qui semble pensée pour les annonceurs, se heurte à ce constat : en perdant son expertise, Science & Vie - dont les comptes sont bénéficiaires - diminue sa valeur ajoutée, alors même que la plupart des contenus en ligne sur le site sont payants. "Maintenant qu'ils ont acheté la marque, ils vont essayer de l'exploiter au maximum, analyse notre confrère. Mais le canard lui-même, ils s'en foutent, et ils n'ont aucun vrai plan pour lui."

Pour l'heure, le mensuel dispose d'un confortable capital d'abonnés, mais pour combien de temps ? "Reworld peut s'auto-intoxiquer en se disant que ça tient, qu'il ne s'est rien passé, jusqu'à ce qu'ils découvrent que nos lecteurs ne renouvellent plus leurs abonnements, avance un journaliste. C'est comme Vil Coyote, le personnage de cartoon : on continue à courir dans le vide."

À LIRE AUSSI : Fleur Pellerin chez Reworld : "Qu'une ex-ministre de la Culture pense que ce soit l'avenir de la presse fait frémir"

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne