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Le yacht de Poutine en cale sèche

Le «Scheherazade » séquestré dans le port de Marina di Carrara, en Toscane. En mars 2022.
Le «Scheherazade » séquestré dans le port de Marina di Carrara, en Toscane. En mars 2022. © IPA PRESS ITALY / SIPA
François de Labarre

Saisi par la justice italienne en mars 2022, ce mastodonte appartiendrait au président russe en personne. Reportage.

Discrètement, elle a encore grandi. Depuis son arrivée au port, la princesse « Scheherazade » a pris 5 mètres de plus. « Ça a duré un an », raconte Guido*. Comme tous les membres du club nautique, cet entrepreneur à la retraite était aux premières loges pendant les travaux. « Mais on n’a rien vu, ils ont tiré des bâches. On ne savait pas ce qu’ils fabriquaient ! » Ce n’est que des mois plus tard que les habitants de Marina di ­Carrara ont compris que le « bateau de Poutine » s’était fait rallonger la poupe. Alors tout le monde y est allé de son commentaire. « A-t-il fait ça pour sortir grandi de la guerre ? » Guido a sa théorie : « Il voulait que le pont soit plus pratique pour la baignade. »

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Des robinets en or, plusieurs piscines dont une en cristal, et même un bloc opératoire à bord… Saisi, le «Dilbar », palais flottant d’Alicher Ousmanov, qui a fait fortune dans l’industrie minière, n’a pas bougé du port de Hambourg depuis mars 2022.
Des robinets en or, plusieurs piscines dont une en cristal, et même un bloc opératoire à bord… Saisi, le «Dilbar », palais flottant d’Alicher Ousmanov, qui a fait fortune dans l’industrie minière, n’a pas bougé du port de Hambourg depuis mars 2022. ABACA / © The Sun/News Licensing/

Dressé au milieu des pontons, le club nautique de Marina di Carrara serait un endroit charmant sans son décor industriel. À droite, les bureaux géants d’Italian Sea Group, l’armateur star de la péninsule qui offre à ses employés un spa, un restaurant branché et organise un défilé de mode pour sa collection de yachts Giorgio Armani. En face, une longue jetée gâche la vue, alignant des conteneurs ; une pelleteuse soulève des morceaux de marbre brut arrachés aux montagnes de Carrare qui, derrière nous, découpent un ciel gris et menaçant. À 86 ans, Guido n’a plus l’énergie de naviguer, mais avance d’un pas alerte sur les pontons. Il s’arrête devant un petit yacht défraîchi. « C’étaient des Russes. Ils offraient le champagne à tout le monde. Du jour au lendemain, ils ont disparu. » Leur bateau a-t-il été saisi, gelé, confisqué ? Il existe toute une palette de désignations juridiques. Guido n’a pas la réponse. Il montre l’espace où était collée la pancarte de la Guardia di finanza : disparue elle aussi. Le rafiot gisant au milieu des algues fait pâle figure comparé au scintillant « Ebony Shine ». Le superyacht de 76 mètres attend sa séance d’entretien sur le quai d’Italian Sea Group.

Son propriétaire, « ­Teodorin » Obiang, est le vice-président de la Guinée équatoriale, fils de ­Teodoro Obiang, président depuis 1979. Derrière cet emblème de toute-­puissance estimé à 100 millions d’euros s’en profile un autre sept fois plus cher et presque deux fois plus grand : le « ­Scheherazade ». Ses six étages montés sur une coque en acier recouverte d’aluminium peuvent accueillir 97 moussaillons pour cocooner jusqu’à 40 passagers. Sur le toit : une forêt d’antennes radar, de cheminées et de radômes, ces boules blanches qui protègent les équipements électroniques.

Le monstre de 140 mètres est estimé à 700 millions de dollars : le prix d’une frégate. Lorsqu’il est arrivé au port, son attirail technologique a beaucoup intrigué. « On aurait dit un navire de guerre, se rappelle un vendeur d’articles nautiques. Quand il était en mer, des Zodiac tournaient autour avec un gyrophare, et des gaillards restaient accoudés toute la journée pour éloigner les curieux. À chaque manœuvre, il y avait des flics italiens à terre et des agents de sécurité privée. » À l’exception du commandant britannique, l’équipage ne sortait pas, ou presque. Peu après le déclenchement de la guerre en Ukraine, la fondation de l’opposant Alexeï Navalny – mort dans sa prison en février dernier – a publié la liste de l’équipage, pour moitié constitué d’agents du FSO, le service de sécurité de Vladimir Poutine. Puis le navire a été saisi en mai. « Le lendemain, ils sont tous partis et on a vu débarquer un équipage 100 % british ! » s’amuse notre commerçant.

L'immobilisation du « ­Scheherazade » n’a pas affecté l’économie locale

Deux ans et demi plus tard, l’affaire du « bateau de ­Poutine » n’amuse plus grand monde. Dans les discussions de comptoir revient une complainte sur le thème de « l’ingérence américaine » et du « c’était mieux avant », en souvenir du bon vieux temps où les oligarques copinaient avec Berlusconi – grand ami de Poutine – et s’achetaient yachts et villas à tire-­larigot. Pourtant, l’immobilisation du « ­Scheherazade » n’a pas affecté l’économie locale. L’Italian Sea Group affiche une croissance annuelle à deux chiffres et son carnet de commandes se rapproche des 2 milliards d’euros. Difficile aussi d’estimer le coût pour les comptes publics. Si l’État paie le parking de cet encombrant VIP, la législation européenne lui épargne les frais d’entretien qui, comme pour tous les yachts, s’élèvent chaque année à plus de 8 % de sa valeur – soit presque 60 millions d’euros !

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« Lorsqu’un bien est visé par une mesure de gel, explique Me Olivier Attias, avocat spécialiste dans les sanctions internationales chez August Debouzy, son entretien reste à la charge du propriétaire. Si une infraction est suspectée, le bien peut être saisi dans le cadre d’une enquête pénale, mais le propriétaire doit toujours en assurer l’entretien s’il n’en est pas dépossédé. Cette obligation ne cesse que si le bien est confisqué, uniquement sur une décision judiciaire. » La même règle vaut pour les dizaines de yachts immobilisés en Europe. Libres aux pays concernés de demander aux propriétaires d’en payer l’entretien. Mais encore faut-il les retrouver ! Sur le papier, le « Scheherazade » n’appartient pas à Poutine. La déclaration de patrimoine du président russe publiée avant les élections de mars dernier ne mentionne qu’un appartement de trois pièces à Saint-Pétersbourg et un garage trop petit pour ranger trois vieilles voitures – deux Gaz et une Lada – et une caravane ! Selon les documents officiels, le « Scheherazade » est détenu par une société offshore au nom de l’oligarque Edouard Khudainatov. Cet ancien éleveur de cochons enrichi dans le pétrole servirait de prête-nom, selon le FBI, qui a constitué une équipe spécifique. Mais comment pourrait-il sortir des fonds, puisqu’il serait lui-même sous sanction ? « Il existe des licences », poursuit Me Attias.

Il est estimé à 700 millions de dollars

Le ministère des Finances nous confirme que « la direction générale du Trésor délivre des dérogations afin d’assurer le maintien en l’état de la ressource économique gelée ». Les services de Bercy refusent toutefois de commenter « les cas particuliers ». Pourtant, les yachts gelés dans l’Hexagone ne sont a priori pas nombreux et les plus gros difficiles à cacher. Le plus connu est l’« Amore Vero ». Estimé à 120 millions d’euros – le prix d’un Rafale, options incluses –, le navire de 86 mètres a été saisi le 1er mars 2022. Son système d’identification automatique – le GPS marin connu par son acronyme anglais AIS – le place depuis sur un quai de La Ciotat. Les touristes peuvent admirer sa silhouette élancée et sa coque luisante, magnifiquement entretenue, semble-t-il, par son propriétaire supposé : Igor Setchine. Le président du groupe pétrolier Rosneft et très proche conseiller de Vladimir Poutine dément en être le détenteur, mais selon les services des douanes, il en serait le bénéficiaire économique. La saisie du bateau a été confirmée par le Conseil d’État en janvier dernier, mais aucune procédure judiciaire connue n’a depuis abouti à une confiscation. « C’est à double tranchant, nous confie l’avocat d’un oligarque, car à partir du moment où la justice prononce une confiscation, l’État doit payer les frais d’entretien, le port d’attache, l’équipage. En général, le bien est mis en vente rapidement, mais encore faut-il trouver un acheteur ! »

Car les clients sont rares. L’histoire la plus cocasse est celle de l’« Alfa Nero », un yacht de 82 mètres gelé et immobilisé à ­Antigua-et-Barbuda. Les autorités de cette petite île indépendante, située au nord de la ­Guadeloupe, se sont vite trouvées à court de moyens pour soigner ce palace flottant, estimé à 100 millions de dollars. La suite a été racontée par le « Wall Street Journal ». Après avoir vidé les dernières boîtes de caviar et sifflé les grands crus du propriétaire, l’équipage se plaint de manquer de vivres et menace de s’en aller. Le bateau n’étant plus couvert par les assurances, il est saisi et mis en vente. L’ancien patron de Google Eric Schmidt se porte acquéreur avec une offre à 67 millions de dollars. Les autorités d’Antigua-et-Barbuda se réjouissent, mais le propriétaire russe, le roi du phosphate Andreï Guriev, s’en mêle.

«On aurait dit un navire de guerre», se souvient un riverain

Ses avocats multiplient les recours et le port de Saint John’s bruisse des rumeurs les plus folles : un sous-marin russe serait tanqué au large, prêt à torpiller le nouveau proprio. Eric Schmidt renonce. Le mois dernier, les autorités ont finalement annoncé la vente de l’« Alfa Nero » à un anonyme, pour seulement 40 millions de dollars. Au moins, les voilà tirés d’affaire ! Les ­Américains n’ont pas eu cette chance. Encombré par un gigayacht saisi aux îles Fidji, le département de la Justice a lancé des procédures dès octobre 2023 pour le vendre. Mais, en juin dernier, un tribunal de Manhattan a débouté la requête. D’autres pays empoisonnés par ces patates chaudes cherchent à s’en défaire. Le Monténégro vient de mettre en vente le « Luminosity », 106 mètres, qui peut aujourd’hui se visiter sur le quai de Tivat. Encore faut-il être prêt à lâcher 135 millions de dollars ! Et ne pas craindre les éventuelles représailles du propriétaire : il s’agirait du même Andreï Guriev.

Des mâts rotatifs de 90 mètres de haut… «A», le plus grand voilier du monde, pensé par Philippe Starck, appartient à l’industriel Andreï Melnitchenko. Dans le port de Trieste, le 10 mars 2022.
Des mâts rotatifs de 90 mètres de haut… «A», le plus grand voilier du monde, pensé par Philippe Starck, appartient à l’industriel Andreï Melnitchenko. Dans le port de Trieste, le 10 mars 2022. © AFP or licensors

Pour toutes ces raisons, les pays concernés par les gels préfèrent agir de la façon la plus discrète possible. Le mieux étant de faire oublier ces bateaux fantômes. Cela explique sans doute le curieux destin d’un bateau disparu des écrans radar depuis mars 2022 : le « Rahil », traduction arabe de Rachel, ce prénom biblique qui évoque le voyage. Son propriétaire n’est pas un émir, mais l’oligarque Arkadi Rotenberg. Un ancien champion de judo qui a connu le président russe sur les tatamis. Il dirige à présent un empire industriel qui produit, entre autres, des tubes pour lance-roquettes et des munitions. Début 2022, Fausto Biagetti, un artisan doreur italien très prisé par les fortunes du Moyen-Orient, s’apprêtait à décoller pour la Côte d’Azur pour décorer les boiseries du « Rahil », quand la commande est tombée à l’eau avec l’invasion de l’Ukraine. « Après deux années de Covid, c’était dur ! » Heureusement pour lui, Fausto a pu se rattraper : missionné par une mystérieuse société monégasque, il a été envoyé sur le chantier du « Scheherazade »… sous la bâche !

Estimé à 75 millions de dollars, le « Rahil » a d’abord été immobilisé dans le bassin de radoub à Marseille, puis ses transbordeurs ont été coupés. En mai dernier, le média en ligne « Blast » révèle sa position sur une digue éloignée du port de Marseille, à l’abri des regards. Contactées par nos soins, les autorités portuaires semblent pourtant incapables de le localiser et nous renvoient vers le bassin de Radoub. « Ça fait longtemps qu’il n’y est plus ! » dit en riant Hakim, le patron du bistrot de l’Océan, à l’entrée du bassin. S’il est plus facile pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille que pour un yacht de 48 mètres de passer inaperçu, les autorités françaises y sont parvenues ! Ni les douanes, ni la direction du Trésor, ni le ministère des Finances n’acceptent de nous en dire davantage.

Le dernier cas connu en France concerne l’homme d’affaires Alexeï Kouzmitchev. Ses deux bateaux d’une vingtaine de mètres chacun ont été saisis en mars 2022. Plus chanceux que les autres, ce Russe vivant à Paris a obtenu de son avocat Me Philippe Blanchetier l’annulation de la procédure des douanes. Ses deux biens ne sont donc plus saisis… mais toujours gelés. Il faut être juriste pour saisir la nuance. « Le risque de la saisie, explique Me Thierry Bontinck, c’est que le bien saisi peut être liquidé et vendu. » Cet autre avocat spécialiste des régimes des mesures restrictives défend une dizaine de personnalités visées par des sanctions. Tous ont bien conscience du risque de confiscation. « Ce qui les inquiète, c’est la volonté affichée du haut représentant de l’Union européenne de faire saisir et confisquer un maximum de biens pour financer la guerre en Ukraine. »

Cela ne risque pas d’arriver au « Scheherazade ». Les Italiens n’ont jamais osé évoquer la possibilité d’une confiscation. Et puis qui voudrait racheter le « bateau de Poutine » ? « Personne, à part Poutine lui-même », ironise un expert. « De tels scénarios se sont déjà produits par le passé. » En août 2023, la vente du mégayacht « Genesis » par un chantier néerlandais a suscité des interrogations. Acquis par un mystérieux homme d’affaires derrière une société offshore, le bateau a vogué jusqu’au port de Dubaï, très prisé des oligarques. Une rumeur persistante voudrait que ce yacht tout neuf, qui devait être livré en 2022 à un ancien ministre de Poutine, ait finalement été racheté… par celui à qui il était destiné.

* Le prénom a été modifié.

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