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Agnès Buzyn : « La prime va
aux harceleurs qui sont protégés »

Agnès Buzyn dans le quartier de l'Odéon à Paris. avril 2024
Agnès Buzyn dans le quartier de l'Odéon à Paris, en avril 2024. © Stephan Gladieu / Paris Match
Anne Jouan , Mis à jour le

L’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn dénonce les agissements sexistes dans le milieu hospitalier et l’omerta qui y règne.

À la suite de la publication de notre enquête sur les violences sexistes et sexuelles dans le milieu hospitalier, Agnès Buzyn raconte en détails ce qu’elle a vécu en tant que praticienne et ministre de la Santé.

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Paris Match. La Pr Karine Lacombe a confié à Paris Match que vous aviez été la seule à reconnaître Patrick Pelloux dans son livre sorti en octobre dernier…

Agnès Buzyn. En novembre 2017, l’Élysée avait lancé la grande cause du quinquennat sur les violences faites aux femmes et il était invité. J’étais au premier rang et, quand il est monté sur scène, la grande majorité des femmes présentes se sont mises à tousser ostensiblement, comme si elles s’étouffaient. Je ne connaissais Patrick Pelloux que par la télévision et j’ai demandé des explications autour de moi. Un ancien conseiller de Roselyne ­Bachelot à la Santé m’a alors confié qu’il avait été exfiltré de Saint-­Antoine en 2008 en raison de son comportement avec les femmes [Patrick Pelloux conteste ses accusations].

Il avait été recasé au Samu de Paris où il était moins en contact avec des jeunes filles vulnérables. J’avais gardé en tête cette information, même si je n’ai jamais eu de remontées à son égard. Je n’en ai d’ailleurs pas eu pour des violences sexuelles quand j’étais à la Santé, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en avait pas. Cela signifie qu’à cette date, ces histoires ne dépassaient pas les services ou les hôpitaux concernés.

Il est compliqué de trouver sa place dans un milieu très masculin où la grossièreté et la vulgarité valorisent une forme de virilité.

Agnès Buzyn

On parle de « libération de la parole ». Or, cette expression rejette la faute du silence sur les victimes. Si elles parlent, peu sont entendues. Pire, on leur demande de se taire ou on les change de service, laissant en place les hommes accusés de harcèlement sexuel. Qu’en pensez-vous ?

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Oui, il y a eu une omerta concernant les affaires de violences sexuelles. Avec #MeToo, grâce à l’identification d’une personne, ce qui était visible de tous pendant des années peut enfin être dévoilé. La sortie publique d’un fait caractérisé permet aux autres victimes d’être entendues.

Pendant trop longtemps dans les hôpitaux, on a estimé que les femmes refusant de rire aux blagues graveleuses ne voulaient pas faire partie de la « famille ». Il est compliqué de trouver sa place dans un milieu très masculin où la grossièreté et la vulgarité valorisent une forme de virilité. Par ailleurs, souvent, l’écosystème local « sort » les femmes agressées pour les mettre ailleurs. La prime va aux harceleurs qui sont protégés. Combien de fois a-t-on entendu « oui, mais c’est un bon chirurgien » ?

L’hôpital est un lieu fermé, une sorte de bulle dans laquelle les gens sont sous pression, avec un rapport à la mort et au corps particulier. C’est un endroit dans lequel il n’y a jamais eu de management digne de ce nom. Quand j’ai rejoint des entreprises publiques, j’ai été frappée par le comportement urbain de mes collaborateurs. L’hôpital a échappé à toute culture managériale pendant des années, car on préférait miser sur la compétence des soignants. Quitte à laisser passer des comportements déviants.

Pour que la parole perce, et cela a été vrai dans tous les milieux, il faut un déclencheur. Donc, oui, il faut personnaliser.

Agnès Buzyn

À ceux qui, évoquant le témoignage de Karine Lacombe, parlent d’un « cas douteux » qui ferait « de tous les médecins des Weinstein en puissance », que répondez-vous ?

C’est tellement classique de discréditer la parole de l’autre ! La culture grivoise de l’hôpital ne conduit pas nécessairement à du harcèlement sexuel. Il y a aussi, dans ce monde, beaucoup d’hommes qui se comportent bien, heureusement.

Est-il important, selon vous, de mettre des noms sur les agresseurs ?

Pour que la parole perce, et cela a été vrai dans tous les milieux, il faut un déclencheur. Donc, oui, il faut personnaliser.

Didier Raoult disait que c’étaient les femmes qui se comportaient mal. En somme, elles avaient la jupe trop courte !

Agnès Buzyn

Quand vous étiez ministre de la Santé, avez-vous eu à gérer des transferts de soignants en raison de leur comportement ?

La seule affaire qui me soit remontée concerne un médecin de l’Institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de ­Marseille (IHU) [en juillet 2022, Éric Ghigo a été condamné à dix-huit mois de prison dont six mois ferme pour agression et harcèlement sexuel ; il a fait appel et conteste les faits, ndlr]. Frédérique Vidal, alors ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, m’avait proposé de déclencher une procédure de blâme concernant Didier Raoult auprès de l’université pour le cas d’Eric Ghigo. J’ai signé un courrier et il n’y a pas eu de suite à l’université d’Aix-Marseille. Pendant des années, Didier Raoult a laissé perdurer des problèmes et il n’a pas fait de signalement au procureur de la République. J’estime qu’il a couvert des comportements déviants. Il disait que c’étaient les femmes qui se comportaient mal. En somme, elles avaient la jupe trop courte !

Lors de vos études de médecine, avez-vous connu personnellement ce dont ces femmes témoignent à présent ?

Ce n’est jamais allé jusqu’à l’agression sexuelle. En revanche, quand j’étais interne, on me disait souvent : « Ma petite, venez vous asseoir sur mes genoux. » J’essayais de m’en sortir en riant bêtement, c’est terrible. Cette ambiance virile m’a donné envie de me battre pour les femmes. Je disais à mes internes et mes externes de ne pas s’autocensurer dans leur carrière hospitalière, je les poussais à exister. Plus tard, je refusais de participer à des colloques ou à des congrès quand il y avait moins de 30 % de femmes.

Ma parole n’avait pas été prise au sérieux. J’ai compris que, sans féminisation du milieu, on n’en sortirait pas.

Agnès Buzyn
Agnès Buzyn dans le quartier de l'Odéon à Paris. avril 2024
Agnès Buzyn dans le quartier de l'Odéon à Paris. avril 2024 Paris Match / © Stephan Gladieu

Avez-vous essuyé des remarques sexistes plus tard à l’hôpital ?

Oui, quand j’ai été nommée professeure. On me disait que mon foyer n’avait pas besoin de ce salaire, car j’avais un mari. Quel incroyable sexisme ! J’ai vécu aussi du harcèlement moral et on a essayé de me faire quitter mon service, j’étais mise au placard. J’ai alors demandé de l’aide au représentant des médecins au sein de l’hôpital et, en sortant de son bureau, il a dit à l’un de mes collègues : « Je la verrais bien avec des bottes et un fouet. » Je me suis effondrée. Je venais pour un problème grave et, dans mon dos, on faisait cette remarque, ma parole n’avait donc pas été prise au sérieux. J’ai compris que, sans féminisation du milieu, on n’en sortirait pas.

À propos du Covid, vous dites que la crise a été gérée de façon très « viriliste »…

Oui, comme dans la majorité des pays. Les hommes ont préempté la gestion de cette pandémie. Pareil au début avec le centre de crise de l’AP-HP, les femmes en étaient exclues. Même chose avec le Conseil scientifique ou le Conseil de défense.

Nous sommes dans un cercle vicieux qui flatte la surpuissance et qui sous-entend des stéréotypes de genre très ancrés.

Agnès Buzyn

Vous voulez dire que la guerre est trop sérieuse pour être confiée à des hommes ?

Oui ! Dans une guerre, il faut savoir trouver des voies de sortie et d’apaisement. Or les femmes ont un instinct de protection de la vie humaine plus développé. L’image d’une autorité ne reposant que sur la force physique justifie que les garçons ont raison ­d’exprimer leur virilité par la violence. Nous sommes dans un cercle vicieux qui flatte la surpuissance et qui sous-entend des stéréotypes de genre très ancrés, avec un excès masculin de confiance valorisé. C’est dangereux ! On l’a vu avec le Conseil scientifique qui ne voulait pas de confinement précoce lors de la pandémie.

On ne peut pas nier que certaines femmes calquent leur comportement sur celui des hommes, notamment en politique…

Absolument, et elles ne nous rendent pas service ! Pour exister en politique, il faut être un « fighter », et certaines le sont par la violence des propos. Or, dans notre société ultrapolarisée, nous avons besoin de ramener le calme et le respect. Dans le gouvernement actuel, aucun poste régalien n’est occupé par une femme, ça en dit long !

Vous avez connu le sexisme en politique ?

Après l’attentat de Strasbourg en décembre 2018, nous étions, avec une autre ministre, au centre de crise du ministère de ­l’Intérieur. Nous parlions de la cavale du terroriste avant l’arrivée du président. Un très haut fonctionnaire, proche de ­l’Élysée, s’est tourné vers nous : « Mesdames, la récréation est finie. » J’étais si estomaquée que je n’ai pas pu répondre.

A posteriori, je regrette d’avoir défendu Nicolas Hulot.

Agnès Buzyn

Le 18 février 2018, vous êtes l’invitée de Franceinfo, qui vous interroge sur les accusations de viol sorties dans la presse concernant votre collègue de l’Écologie. Vous répondez que Nicolas Hulot est une « personnalité extrêmement appréciée », vous évoquez un complot et vous mettez en doute la parole de la victime, alors que celle du ministre vous a paru « sincère ». Six ans plus tard, qu’en pensez-vous ?

Je n’avais pas assez préparé cette prise de parole. J’aurais dû être plus prudente, ne rien dire. A posteriori, je regrette de l’avoir défendu, mais les ministres sont soumis à une solidarité gouvernementale. C’était un collègue attachant et l’un n’empêche pas l’autre. Regardez, Patrick ­Pelloux, lui aussi, peut sembler attachant ! Nous ne connaissons que la face publique des gens. C’est pourquoi il est si difficile de parler face à des personnalités : les femmes savent que certains sont protégés par leur image. On ne peut dénoncer un agresseur connu que si l’on est soi-même reconnue et crédible. C’est horrible. La parole de Judith Godrèche porte parce que tout le monde la connaît. C’est donc à nous, celles qui le peuvent, de le faire pour les plus vulnérables.

Vous avez bataillé contre l’Ordre des médecins, aujourd’hui certains dans la jeune génération demandent sa dissolution. Vous aussi ?

Le monde médical se féminise, mais pas encore dans les lieux de pouvoir. Dans la loi de santé de 2019, j’avais réclamé la parité à l’Ordre, que je trouve trop masculin. Le président s’est battu pour que je lui laisse plusieurs années pour y arriver. Selon lui, c’était la faute des femmes occupées avec leurs enfants ! Par ailleurs, l’Ordre a trop souvent protégé les comportements violents, que ce soit chez les harceleurs ou chez les charlatans, en attaquant ceux qui les dénonçaient. À chaque fois que je paie ma cotisation, je rechigne, tellement je considère l’Ordre plus comme un syndicat que comme une instance déontologique.

L’Académie de médecine compte 10 % de femmes, que pensez-vous de sa légitimité à s’exprimer sur des sujets comme l’avortement ?

Une instance qui compte si peu de femmes n’est légitime sur aucun sujet ! Est-ce que les membres masculins se rendent compte à quel point ils sont « has been » ? C’est un entre-soi qui se coopte entre hommes. Je veux la parité partout !

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