«Affaire du siècle» : combien faire payer à l’Etat, le casse-tête des ONG

C’est l’une des inconnues du très médiatique recours pour « inaction climatique », qui a dépassé en l’espace de 36 heures, ce jeudi, le million de soutiens.

 Image partagée jeudi sur les réseaux sociaux pour promouvoir la procédure judicaire engagée mardi par quatre ONG à l’encontre de l’Etat français pour « inaction climatique ».
Image partagée jeudi sur les réseaux sociaux pour promouvoir la procédure judicaire engagée mardi par quatre ONG à l’encontre de l’Etat français pour « inaction climatique ». Twitter / @affairedusiecl

    Quel est le prix de « l'inaction climatique »? Cette question se pose aux quatre organisations qui ont entamé mardi une procédure à l'encontre de l'Etat français pour « carence fautive » dans sa gestion de la crise climatique. Forte ce jeudi d'un million de soutiens enregistrés en ligne en seulement 36 heures, la très médiatique « Affaire du siècle », dans laquelle s'impliquent des célébrités, a pour objectif de forcer l'Etat à agir davantage contre le réchauffement. Mais, pour l'heure, la stratégie des requérants comporte deux inconnues, qu'ils n'ont pas encore tranchées : le montant du préjudice à évaluer et, en conséquence, les réparations à réclamer à l'Etat.

    Le préjudice écologique, un principe récent

    « C'est un recours qui est assez inédit, parce que le périmètre est très large : nous visons tout le territoire national et le changement climatique est évidemment un phénomène global avec des causes plurielles », admet Laura Monnier, chargée de campagne juridique chez Greenpeace. « Les juges administratifs n'ont pas l'habitude de traiter ce type de dossiers. Pourtant, on peut le comparer avec des affaires comme celles des algues vertes, de l'amiante ou du Mediator, dans lesquelles la justice administrative a reconnu la carence de l'Etat. »

    Le préjudice écologique mis en avant dans ce dossier est un principe juridique récent et la question de son chiffrage donne du fil à retordre aux associations. En décembre 2016, la cour d'appel de Rennes avait condamné Total à verser 80 000 € à la Ligue de protection des oiseaux (LPO) après la pollution de l'estuaire de la Loire en 2008. Mais trois ans plus tôt, la même juridiction avait refusé de fixer un montant d'indemnisation au motif que la méthode de chiffrage de la LPO était « insuffisante et inadaptée ».

    « Pour l'instant, on n'est qu'au début de la jurisprudence sur le chiffrage du préjudice écologique. Ce qui est facile à faire pour les oiseaux ne l'est pas forcément pour le changement climatique », explique Cristel Cournil, maître de conférences en droit public à l'Université Paris 13, qui participe à « l'Affaire du siècle ».

    Se baser sur des documents de référence

    Etablir la facture d'une marée noire ou d'une catastrophe comme la tempête Xinthia en 2010, les experts savent le faire. Et le coût de l'impact en France du réchauffement climatique imputable aux manquements de l'Etat? Plus compliqué, même si des documents de référence existent. Selon une note de la Commission européenne datant de 2013, « le coût minimal annuel de l'absence d'adaptation au changement climatique s'élèverait à 100 Mds € en 2020 et à 250 Mds € en 2050 pour l'ensemble de l'UE ».

    Autre exemple : dans un rapport publié en septembre 2018, Météo France et la Caisse centrale de réassurance (CCR) ont estimé que le coût moyen annuel des submersions sur le littoral, estimé actuellement à 43 M€, passerait à 78 M€ en 2050 si se réalisait le scénario le plus pessimiste du Giec, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat. Mais, au-delà des pertes économiques, il faut aussi évaluer le préjudice pour la santé, le recul de la biodiversité…

    « Il y a beaucoup de documents qui aujourd'hui chiffrent l'inaction de l'Etat », affirme Laura Monnier. « Nous allons travailler avec des organisations qui ne sont pas requérantes, comme le RAC (Réseau Action Climat, ndlr), différents experts, et nous appuyer sur cette base documentaire pour consolider une demande spécifique. Ça fait partie des éléments que nous allons consolider dans les mois à venir. C'est largement faisable dans le délai. »

    Quelques semaines pour décider

    La vingtaine de juristes qui travaillent sur le dossier pour Greenpeace, Oxfam, la Fondation pour la nature et l'homme (FNH) et Notre affaire à tous, ont jusqu'à quatre mois pour former leur recours et donc se décider sur le chiffrage des préjudices. Les quatre organisations ont donné le coup d'envoi, mardi, en déposant ce qu'on appelle une « demande préalable indemnitaire » : elles ont envoyé au Premier ministre et à dix ministres concernés par le changement climatique un courrier assorti d'un document de 41 pages exposant les préjudices causés par « l'inaction » de l'Etat pour lesquels elles demandent réparation (voir notre encadré).

    Les ministres concernés

    Contrairement à ce qu'ont laissé entendre certaines critiques depuis mardi, les associations n'étaient pas tenues, à ce stade, de chiffrer le montant des préjudices, mais seulement de les lister, en vertu d'une décision du Conseil d'Etat de 2003. « C'était une décision interne des juristes de ne pas le faire. Certains étaient pour, d'autres étaient contre », confie Cristel Cournil.

    La demande préalable effectuée, le gouvernement a deux mois pour répondre, ce sur quoi les écologistes fondent peu d'espoir. L'absence de réaction vaudra alors rejet de la demande ce qui ouvrira la voie au recours. « Ils peuvent aussi nous dire que selon eux il n'y a pas de préjudice. Dans le cas contraire, ils proposeront une indemnisation. Si la réparation du préjudice qu'on a soulevé n'est pas satisfaisante pour nous, on pourra saisir le tribunal administratif pour contester cette décision de l'administration », détaille Me Jérémie Kouzmine, du cabinet Alimi, qui a travaillé sur ce dossier par Oxfam France. Sauf coup de théâtre, on se dirige donc tout droit vers un recours devant le tribunal administratif de Paris. Il devra être formé dans une nouvelle période de deux mois.

    Objectif : que l'inaction coûte plus cher que l'action

    D'ici là, il faut donc trancher l'épineuse question des réparations, d'autant qu'au préjudice écologique s'ajoutent l'éventuel préjudice moral des organisations et ceux de ses membres. La tradition veut que l'on fasse payer un euro symbolique à l'Etat. « Mais les associations peuvent estimer que leur préjudice est totalement chiffrable, si ce qu'elles dénoncent les a empêchées de mener des actions ou les a forcées à en mener d'autres », souligne une juriste sollicitée par l'une des organisations. « C'est une question de stratégie contentieuse. Cela dépend du message que l'on veut envoyer aux citoyens. Certaines personnes pourraient ne pas comprendre pourquoi les organisations demandent de l'argent si leur but c'est d'inciter l'Etat à agir. »

    Emmanuel Daoud, avocat du cabinet Vigo qui travaille sur le recours, défend l'idée d'une condamnation pécuniaire : « Aujourd'hui, ce qui semble être la logique de l'inaction de l'Etat, c'est que le changement climatique ne lui coûterait rien. L'idée du recours, c'est de dire : ça suffit ! On va tenter d'obtenir votre condamnation y compris sur le plan pécuniaire pour qu'on arrive à inverser la tendance et que cela vous coûte plus cher de ne rien faire que de faire ce dont vous vous étiez engagé à faire. »

    Les quatre organisations de « l'Affaire du siècle » pourraient essayer d'obtenir que l'Etat paie une astreinte financière, à savoir un montant calculé au nombre de jours de retard par rapport à la décision du juge. Elles s'inspireraient alors d' un autre recours récemment porté devant le Conseil d'Etat pour obliger l'Etat à agir sur la pollution de l'air. Un dossier dans lequel les 78 organisations et médecins requérants, parmi lesquels on retrouve Greenpeace et Notre affaire à tous, réclament une amende de 100 000 € par jour.

    L'humoriste Max Bird réclame que l'Etat respecte ses engagements climatiques