HISTOIRE. 1957 : les chemins de l'Europe mènent à Rome

La Communauté européenne a célébré samedi ses 60 ans. Sa naissance dans la Ville éternelle fut aussi mal engagée que l'est aujourd'hui son avenir.

    A Rome, ce lundi 25 mars 1957, l'Europe n'est encore qu'une page blanche qui reste à écrire... au sens propre ! Les registres qui fondent la Communauté économique européenne et celle de l'énergie atomique (Euratom) dissimulent en fait un vice caché : les chefs de gouvernement et leurs ministres des Affaires étrangères apposent sans le savoir leur paraphe sur deux gros paquets de feuilles blanches ! Seules les premières et dernières pages des traités correspondent aux textes âprement négociés pendant des mois. Entre les deux, rien.

    Quand les deux registres passent de main en main, les officiels dissuadent comme ils peuvent les ministres de parcourir les livrets aussi épais (187 pages pour l'un, 158 pour l'autre) que vides. Les journalistes, eux, sont tenus à distance. Pas question de découvrir la supercherie ! Que s'est-il passé ? Dans la matinée, les organisateurs italiens ont cru que leur coeur allait s'arrêter en découvrant que les feuillets épars du traité avaient disparu. Les experts des six pays signataires s'étaient couchés tard, épuisés par des journées interminables à régler les derniers détails : « Nous aurons assez de temps demain matin pour les rassembler avant qu'ils soient signés », pensaient-ils. Négligence coupable. A l'aube, les femmes de ménage n'ont pas fait de quartier : les feuilles volantes, à la poubelle !

    Une pluie battante accueille la nouvelle Europe

    Que faire ? Reporter la signature alors que les délégations et les journalistes sont en chemin est simplement impensable. L'Italie en serait humiliée à jamais. Et pour l'Europe, quel atroce cadeau de baptême !

    Catastrophés, les experts décident de réécrire à la hâte les deux pages qui doivent être signées dans quelques heures. De rares personnes sont mises au parfum du grossier tour de passe passe. Avec un peu de chance, on n'y verra que du feu, prient-ils, en se remettant au travail.

    En toute fin d'après-midi, les voitures officielles glissent sur le pavé romain, jusqu'à la place du Capitole dessinée par Michel-Ange. C'est jour de fête dans la Ville éternelle. Les écoles ont été fermées, et les rues pavoisées du tout nouveau drapeau de la « petite Europe », comme on dit alors. Un cercle de douze étoiles d'or sur fond azur, les bannières ont fière allure, mais au lieu de battre au vent, elles pendouillent comme des torchons humides : la pluie s'abat sans discontinuer sur la capitale. Mauvais présage ? Historique parce que six pays (France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) décident d'oeuvrer ensemble à la création d'un espace commun, où les droits de douane entre pays seraient peu à peu supprimés (l'alors très discrète CEE, appelée à devenir l'actuelle Union européenne). Et de s'associer pour la recherche et l'exploitation de l'énergie atomique (Euratom sera, lui, sans lendemain), qui est l'apanage de l'URSS et des Etats-Unis. Voilà donc les deux mamelles de la jeune Europe : créer des solidarités économiques telles que l'Allemagne et la France n'auront plus le loisir de se faire la guerre. Et unir leurs forces pour exister face aux deux géants qui les considèrent de plus en plus comme de vulgaires pions.

    A 18 h 45, les cloches de la ville sonnent à toute volée. Dans l'immense salle des Horaces et des Curiaces, au Capitole, les Six signent les deux volumes vierges de tout paragraphe. Comme un saut dans l'inconnu.

    Bruxelles, Paris ou Dijon ?