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Françoise Giroud, la femme qui ne s'aimait pas

Françoise Giroud, la femme qui ne s'aimait pas

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Célèbre pour ses portraits assassins, la fondatrice de "l'Express" se révèle, grâce à la parution de plusieurs inédits, tout aussi dure avec elle-même.

Parce que c'était lui, parce qu'elle était à Elle, Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud se sont aimés en créant un hebdomadaire, ou ont créé l'Express pour mieux s'aimer au quotidien. Mais Françoise Giroud mit la même exigence obstinée à réussir sa vie professionnelle qu'elle en mit à rater sa vie sentimentale. Malgré elle, peut-être, elle est toutefois en train de réussir son combat avec la postérité.
Deux livres d'elle sont en effet publiés à l'occasion des 10 ans de sa disparition. Histoire d'une femme libre (1), pour la première fois édité par sa biographe Alix de Saint-André chez Gallimard (2), est un «reportage sur elle-même» écrit dans l'urgence de l'été qui suivit son suicide manqué. Celui-ci n'a ni l'impudeur des confidences ni l'affectation des confessions. Il lui faut comprendre vite la raison de sa vie manquée, comme le fut son suicide pourtant organisé avec des précautions d'assassinat. Elle n'aime plus la vie mais la vie l'aime encore, s'accroche comme une maîtresse éconduite. Jamais elle ne pardonna à ceux qui lui sauvèrent la vie.
Lors des vacances forcées qui suivirent ce geste, elle se penche sur les eaux sombres de son passé qui lui renvoient d'elle une image trouble mais qu'elle regarde avec une lucidité impitoyable. «Je ne peux pas, seule, aller plus profond», écrit-elle en conclusion. L'analyse prendra bientôt le relais avant de le rendre à l'écriture. Histoire d'une femme libre s'ouvre ainsi sur une déclaration de foi : «Je suis une femme libre. J'ai été, donc je sais être, une femme heureuse... Qu'y a-t-il de plus rare au monde ? Cela dit sans orgueil, mais avec gratitude à l'égard de ceux qui m'ont aidée à me construire ainsi. Car, pour la liberté, j'avais des aptitudes mais peu de dons pour le bonheur.» Tout est dit en peu de mots. Tout est rare dans les maux de cette femme qui s'est aimée et oubliée à travers un autre, Jean-Jacques Servan-Schreiber, sémillant journaliste dont elle mit les passions en ordre de marche.
Histoire d'une femme libre servira de matrice aux autres écrits autobiographiques de Françoise Giroud, mais ce manuscrit ne sera pas publié à l'époque, jugé inabouti, impudique. On le croira brûlé ; il n'était qu'égaré. Quarante-trois ans ont permis à ce manuscrit d'atteindre la modernité : cet art de la formule qu'elle utilisait pour dépeindre si brillamment les faiblesses des autres lui sert pour évoquer «ce dragon» contre lequel elle se bat : «C'est un combat modeste où je suis mon propre adversaire.» Elle sait dire simplement sa difficulté de vivre. Comme si elle se regardait vivre avec cette femme qu'elle est condamnée à supporter. Qui l'ennuie.
Les hommes brillants sont le repos de cette guerrière qui ne s'épanouit que dans le combat. Elle cisèle en quelques mots l'essence même de «JJSS» : «Saint-Just doit mourir jeune. Sinon, il se consume.» Elle fait de l'orgueil un style ; de la pudeur, un art d'écrire dont le classicisme corsète tout débordement : «Je suis partie parce que, quoi qu'il en dise, Jean-Jacques en avait besoin. Donc, parce que, quoi que j'en dise, j'en avais envie.» Il y a du Racine quand elle se plaint d'elle-même ; du La Bruyère quand elle peint les autres.
Autre parution à noter : Françoise Giroud vous présente le Tout-Paris (3), ses portraits publiés à l'époque dans France Dimanche qui pourraient avoir la couleur sépia des vieux films de Carné, s'ils n'avaient eux aussi une fraîcheur de nouvelle vague. Françoise Giroud sait choisir l'anecdote ou la citation qui donnera l'éclairage particulier à chaque personnage, à chaque caractère. Avec elle, les masques tombent. On ne sait pas toujours si ce qu'elle écrit est vrai mais on a toujours envie d'y croire. De Piaf : «Elle n'a pas le goût du malheur. C'est le malheur qui du goût pour elle.» Ailleurs, le style se fait l'arme d'un crime parfait. A propos de Tino Rossi : «Il se traite comme le héros d'un roman dont il serait l'auteur. Un héros qui lui plaît assez, qui lui plaît même beaucoup et auquel il entend ménager une fin heureuse.»
En une phrase, elle explique aussi la métamorphose de Sartre, professeur de philosophie qui s'étiole en province, en un philosophe à la mode : «Le petit-bourgeois fut nommé au Havre, et c'est là qu'il fut enterré.» En deux phrases, elle résume la singularité de Mendès France : «Il semble que, chez lui, la conscience soit une sorte de troisième poumon, essentiel à son existence. Il ne peut pas traiter avec elle, il ne peut pas la reléguer pour le temps de satisfaire des ambitions immédiates, il ne peut pas se priver du poumon par lequel il respire.» En trois, elle perce l'ambition de François Mitterrand, alors jeune ministre : «Il vieillira, comme tout le monde. Il aura des coups durs, comme tout le monde, ses échecs et ses remords, ses petites trahisons et ses heures de doute, comme tout le monde. Mais il est aujourd'hui à ce moment extraordinaire où l'homme en pleine possession de ses moyens contrôle, maîtrise déjà ses forces et ne les a pas encore usées.»
A la fin d'Histoire d'une femme libre, un scrupule la saisit : «J'aime trop la bonne littérature pour ajouter de plein gré à la mauvaise.» A son insu, ces deux livres s'ajoutent à celle qu'on apprécie. Un prix Françoise Giroud (4) vient d'être créé pour décerner chaque année le meilleur portrait sorti dans la presse. Il est à craindre que Françoise Giroud en restera l'éternelle lauréate.
(1) Histoire d'une femme libre de Françoise Giroud, Gallimard, 248 p., 18,50 €.
(2) Garde tes larmes pour plus tard biographie de Françoise Giroud, d'Alix de Saint-André, Gallimard, 304 p., 20 €.
(3) Françoise Giroud vous présente le Tout-Paris de Françoise Giroud, Gallimard, 452 p., 21 €.
(4) Remis le 17 janvier au Grand Palais.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne