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Le temps des bonimenteurs et des chiffonniers

Le temps des bonimenteurs et des chiffonniers

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La tentation est grande de ne voir dans la guerre à mort que se livrent Jean-François Copé et François Fillon sur les décombres de l’UMP qu’une grotesque affaire d’ego, une confrontation minable de chefaillons rongés par l’ambition. Car les apparences sont ainsi : la lutte est d’autant plus féroce qu’elle ne porte pas sur des enjeux de conviction. Ce sont des seconds couteaux qui s’affrontent, et pas des idées.
Des clans d’autant plus féroces que rien ne les oppose vraiment. Si la crise qui mine la droite est si grave, c’est pourtant pour une raison encore plus profonde. Car cette histoire-là, ce désintérêt pour le combat d’idées, notamment sur les grandes questions économiques et sociales, cette priorité donnée aux luttes minuscules d’apparatchiks, dépasse, et de très loin, celle des deux Pieds Nickelés de l’UMP, qui s’appliquent consciencieusement à s’égorger mutuellement. En vérité, c’est l’aboutissement d’une histoire longue, dont ils ne sont que les tristes héritiers. Une histoire qui a commencé bien avant eux, sous Nicolas Sarkozy, et même sous Jacques Chirac.
Que l’on se souvienne des débats économiques et sociaux qui, durant des lustres, ont traversé la droite. Ils pouvaient être féroces, mais ils avaient aussi leur légitimité sinon leur noblesse, car ils ont longtemps fait apparaître des lignes de fracture qui renvoyaient à des politiques économiques d’inspiration différente. Autour du rôle respectif de l’Etat et du marché, de l’utilité ou non de l’impôt, de la place plus ou moins grande à accorder à la dépense publique, de la préférence donnée à l’égalité ou à l’équité, des avancées de l’Europe ou de la défense de la nation, on a donc vécu des joutes mémorables dans les rangs même de la droite.
C’est si vrai que de nombreux hommes politiques, même de second rang, ont attaché leur nom à des politiques économiques si variées qu’on peine à toutes les recenser. Pour ne parler que des décennies récentes, il y a eu le « barrisme », première version française de l’austérité par temps de crise ; il y a eu le « balladurisme », étrange mélange de libéralisme, au travers des privatisations, et d’autoritarisme au travers des « noyaux durs » ; il y a eu le « madelinisme », version la plus outrancière du libéralisme anglo-saxon revisitée par un ancien de l’extrême droite ; il y a eu le « séguinisme », ultime représentation du volontarisme néogaulliste à l’heure de la mondialisation galopante…
Bref, des années durant, les deux grands courants de pensée de la droite française, avec ses innombrables sensibilités ou chapelles, n’ont cessé de s’opposer ou de se chamailler : d’un côté, le courant libéral, de l’autre, le courant néobonapartiste. Et puis il y a eu indéniablement un point de rupture, en 1995, avec la victoire présidentielle de Jacques Chirac, qui a, d’un seul coup, brouillé toutes les cartes. Allant un jour chercher son inspiration dans les thématiques ultralibérales d’Alain Madelin, le lendemain dans celles, strictement opposées, de Philippe Séguin, pourfendant la « fracture sociale », avant de tout mettre en oeuvre pour la creuser lui-même, il s’est moqué de tous les repères habituels du débat public et a plongé ses propres troupes dans la confusion.
Et c’est peu dire qu’à partir de 2007 Nicolas Sarkozy a fait de même, en pis. Démarrant son quinquennat sur une politique économique d’inspiration fortement libérale, marquée par la révision générale des politiques publiques (RGPP) ou les baisses d’impôt, il n’a cessé, toutes les années suivantes, de multiplier les embardées et de suivre un cap toujours différent.
On l’aura même vu réaliser cette formidable prouesse d’annoncer le même mois un plan de réduction des crédits budgétaires et un plan de relance… pour financer des investissements d’avenir. Un pied sur le frein et, au même moment, l’autre sur l’accélérateur… Avec le recul, qui peut dire ce que sont le « chiraquisme » ou le « sarkozysme » ? En vérité, personne, car, dans un cas comme dans l’autre, les réformes ont été brouillonnes et madrées. Et il a souvent été vain de chercher à en percer la cohérence. Ce fut le temps médiocre des bonimenteurs et des tours de bonneteau, et sûrement pas celui des visionnaires ou des réformateurs…
Avec la bataille de chiffonniers à laquelle se livrent Jean- François Copé et François Fillon, on vit donc la fin d’un cycle. Car ils sont l’un et l’autre, chacun dans leur genre, des caricatures de la vacuité qui a progressivement envahi le débat d’idées à droite. Qui sait en effet ce qui oppose vraiment les deux protagonistes, mis à part une porosité plus ou moins affirmée avec les idées du Front national ? Tout le monde s’en fiche, et eux les premiers. Et cette vacuité n’a pas seulement à voir avec les bassesses de l’un ou les médiocrités de l’autre.
Sans doute y a-t-il aussi des raisons plus lourdes : plus les marges de manoeuvre des politiques publiques deviennent faibles sinon inexistantes, du fait des avancées de la mondialisation et de la tyrannie des marchés, et plus le débat public, très fortement marqué par ces évolutions néolibérales, perd de sa consistance. Quand il ne devient pas carrément stupide ou dément, comme dans le cas présent…

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne