Les puces de Saint-Ouen passent au numérique, les commerçants tiquent

Un site Internet où seront référencées les marchandises des puciers va voir le jour début 2020. Une évolution qui fait débat dans les allées du marché.

 Saint-Ouen, samedi 28 septembre. Le marché aux puces de Saint-Ouen accueille chaque année environ 5 millions de visiteurs.
Saint-Ouen, samedi 28 septembre. Le marché aux puces de Saint-Ouen accueille chaque année environ 5 millions de visiteurs. LP/C-E.AK

    Il faut faire un bond de 47 ans en arrière pour s'imaginer les débuts d'Albert Rodriguez comme antiquaire aux Puces de Saint-Ouen. « J'avais à peine le temps de sortir la marchandise de la camionnette que les gens se jetaient sur nous, sourit l'actuel président de l'association du marché aux puces (MAP). À l'époque, je faisais jusqu'à 120 000 km par an en voiture pour dénicher des objets rares. On était loin d'imaginer Internet… Maintenant, tout est différent. Il faut vivre avec son temps. »

    C'est ainsi une véritable révolution qu'il entend mener aux Puces : créer un site Internet, sur lequel les 1 100 brocanteurs pourront mettre en vente leurs marchandises.

    Séduire la clientèle étrangère

    « On a le plus gros potentiel mondial de stock et ce site, exclusivement dédié aux puciers, va permettre de le mettre en valeur, explique celui qui dirige le MAP depuis deux ans. Il n'y aura aucune obligation pour eux d'y apparaître. Cela va leur offrir un revenu supplémentaire grâce aux clients qui découvrent les objets sur Internet. »

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    L'un des objectifs de la création de ce site est notamment de séduire la clientèle étrangère, qui représente près de la moitié des ventes des douze marchés des Puces. « Cela pourra les aider à faire une présélection de ce qu'ils veulent avant leur séjour à Paris par exemple, plaide Albert Rodriguez. Pour les livraisons, ce sera le même système qu'à l'heure actuelle pour les puciers, qui livrent déjà à l'étranger. Le client paie et nous proposons des transporteurs fiables. La MAP ne prendra aucune commission sur les transactions. »

    « Je perdrai moins de temps dans les allées »

    L'idée d'un site d'achat séduit Katherine, londonienne de 34 ans venue pour le week-end à Paris rendre visite à une amie. « Pour nous, les étrangers, la création d'un site d'achat est pratique. Personnellement, je perdrai moins de temps dans les allées pour faire mes achats. Et je dois reconnaître que je viendrai peut-être moins à Paris, qui n'est pas ma ville préférée », rigole-t-elle.

    La création de ce site pourrait-elle en même temps faire baisser la fréquentation des Puces ? C'est une des craintes d'une partie des brocanteurs.

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    « Nous, nous voulons davantage de contacts avec les clients, avance Robin Corcos, 31 ans, qui possède avec son père une galerie à son nom sur le marché Paul-Bert. Si les gens peuvent tout voir sans se déplacer, est-ce qu'ils vont venir ici, s'interroge-t-il. Je ne suis pas contre apparaître sur ce site à condition qu'il soit une passerelle vers notre boutique et qu'il incite les gens à se déplacer. Aujourd'hui, Internet est incontournable, mais il faudrait qu'on l'utilise davantage comme un outil marketing plutôt qu'un outil de vente pur. »

    « Cela demande beaucoup de temps »

    Vendre ses objets sur Internet n'est ainsi pas une option pour Chantal, qui possède avec son mari une boutique d'antiquités sur le marché Vernaison. « Cela demande beaucoup de temps en plus et d'investissement de se lancer sur un site Internet, se défend celle qui est arrivée sur le marché aux Puces en 2002. C'est comme si on avait une autre boutique à alimenter parce que les gens vont nous appeler, demander des renseignements. Il va falloir emballer les objets, les expédier. Pour l'instant, je ne suis pas prête. »

    Malgré tout, Albert Rodriguez croit en son projet. « Je suis très optimiste. Je crois que ce qu'on va faire est unique. Nous avons environ 200 brocanteurs qui sont déjà intéressés par le site. » Reste désormais à convaincre les autres.

    Saint-Ouen, samedi 28 septembre. Pascal Eveno est brocanteur depuis 1988 aux Puces. LP/C-E.AK
    Saint-Ouen, samedi 28 septembre. Pascal Eveno est brocanteur depuis 1988 aux Puces. LP/C-E.AK LP/C-E.AK

    Pascal Eveno n'a pas de compte Instagram. Il n'a pas non plus de smartphone ni même d'ordinateur portable. Ce marchand aux puces depuis 1988 se définit comme un « passéiste ». « Je fais partie des 10 % d'extraterrestres sans Internet », confie-t-il.

    Il n'est pas contre la création d'un site Internet dédié aux achats sur les Puces, ce n'est juste pas pour lui. « Je n'ai pas envie de vivre avec mon temps. Internet est une invention géniale mais quand je vois ce qu'on peut en faire, avec des gens qui publient une photo de leur plat… »

    Il aime le contact direct avec les clients

    Lui, ce qu'il aime, c'est le contact direct avec les clients. « On fait un métier de passion. Mais je ne suis pas prêt à me mettre sur Internet pour vendre. Pour moi, la fin ne justifie pas les moyens. J'ai mis 20 ans à réaliser que j'étais un commerçant, quand un client me l'a fait remarquer. Je me considérais simplement comme un brocanteur. »

    Il vit de pas grand-chose et s'en satisfait parfaitement. « À la fin du mois, c'est compliqué, oui. C'est sûrement plus dur pour moi que mes collègues qui sont sur Internet. J'ai fait le choix de ce métier parce que je voulais être à contre-courant. Je prends 2 heures le matin pour décharger ma marchandise et 2 heures tous les soirs pour la remballer. Je ne me vois pas aller sur Internet pour gagner plus d'argent. Il me faut juste de quoi vivre et c'est très bien. Brocanteur, c'est un métier de saltimbanque. »