9 juillet 1982 : les Bleus tutoient les étoiles avant de voir leur rêve mourir dans la nuit de Séville

80 ANS DU PARISIEN. Si près du but… La défaite des Bleus en demi-finale de l’Euro en rappelle une autre. Séville a été le théâtre, lors de la Coupe du monde 1982, d’une demi-finale dantesque entre la France et l’Allemagne. La défaite aux tirs au but, après un scénario à la Hitchcock, laisse Platini et la France « anéantis ».

9 juillet 1982. Le Parisien garde «la tête haute» malgré la défaite des Bleus face à l'Allemagne en Coupe du monde à Séville. Le Parisien -DA
9 juillet 1982. Le Parisien garde «la tête haute» malgré la défaite des Bleus face à l'Allemagne en Coupe du monde à Séville. Le Parisien -DA

    Notre rendez-vous anniversaire « 80 ans du Parisien, 80 unes »

    Le tout premier numéro du Parisien paraît le 22 août 1944, en pleine libération de Paris. Pour célébrer cet anniversaire, nous vous avons sélectionné 80 unes historiques ou emblématiques de leur époque. Sport, faits divers, conquête spatiale, élections présidentielles, disparitions de stars… Elles racontent huit décennies d’actualité. Nous avons choisi de vous en raconter les coulisses. Une série à découvrir jusqu’à la fin de l’année.

    Séville. 1982. Un lieu et une date connus de tous. L’énoncé d’une ville et d’une année exhume l’un des plus grands traumatismes du football français. Une véritable tragédie grecque déroulée en mondiovision. Un match auréolé d’une puissance dramaturgique rarement égalée. Comparable par son intensité, ses rebondissements à l’envi et sa charge émotionnelle à la finale du dernier Mondial achevée, là encore, par un terrible échec de la France aux tirs au but. « La tête haute », s’affiche le 9 juillet 1982 au matin en une du Parisien. « À en pleurer de rage », retrouve-t-on en page intérieure de notre journal.

    Dans la capitale andalouse, voilà quarante-deux ans, la chaleur est raisonnable. Une petite brise court le long des nuques. Les Bleus de Michel Hidalgo incarnent une certaine idée du romantisme, dans leur expression collective, confrontée à la realpolitik de l’impavide Mannschaft. Au début du tournoi, personne ne les imagine s’inviter dans le dernier carré, vingt-quatre ans après leurs aînés de Suède. Au contraire de leurs rivaux, ils présentent un palmarès vierge et évoluent sans pression comme des enfants candides, espiègles et talentueux dans une cour de récréation.

    Mais il n’y a jamais loin du Capitole à la Roche Tarpéienne. Michel Platini et ses frères l’apprennent cruellement à leurs dépens ce 8 juillet (3-3, 4 tirs au but à 5). Des décennies durant, cette soirée de Séville s’ingéniera à hanter les nuits sans sommeil de certains acteurs, mais pas seulement. Aucun scénariste, même le plus créatif, n’aurait, il est vrai, pu échafauder pareille trame, car un ingrédient essentiel à son fil conducteur lui aurait toujours fait défaut : l’immédiateté.

    L’instantanéité d’une histoire en train de s’écrire sous des yeux ébaubis. Un récit chamboulé au gré d’une multitude d’impondérables, d’événements imprévisibles prêtant à supposer que la réalité du moment vaut pour le temps qui reste. C’est la raison pour laquelle une rencontre ne ressemble à aucune autre. Elle vit, puis elle meurt avec sa part, plus ou moins subjective, de postérité.

    L’« attentat » de Schumacher sur Battiston

    Seul le sport dans sa globalité, et le football en l’espèce, procure de tels renversements propices à se tricoter des souvenirs pour toute une vie. Il en demeure les images. Les frissons. L’irrationnel. « Le plus beau livre que j’aurais à lire, la plus belle pièce de théâtre à laquelle je pourrais assister, le plus beau film que je pourrais voir, c’est ce match-là », confiait, en 2012, Platini dans un entretien accordé à France Football. « C’est un moment qui te fait dire, après coup : P…, je suis content d’avoir été là ! Même si tu as perdu. »

    Stade Sanchez Pizjuan (Séville), le 8 juillet 1982. Michel Platini (à droite) face aux Allemands Bernd Förster (à gauche) et Wolfgang Dremmler.
    Stade Sanchez Pizjuan (Séville), le 8 juillet 1982. Michel Platini (à droite) face aux Allemands Bernd Förster (à gauche) et Wolfgang Dremmler. EFE

    Au regard de l’horaire très tardif de la fin de la rencontre et des contraintes inhérentes au bouclage de tout quotidien, la chronique de Michel Drucker dans Le Parisien, « Un rêve, réel », s’interrompt même à la fin du temps réglementaire. Le synopsis est, ensuite, su de tout un chacun. Il se transmet oralement de génération en génération. Platini sert Six, qui transmet à Alain Giresse. Des 18 m, ce dernier frappe au but, la balle ricoche sur le poteau gauche et entre. Les poings serrés, extatique, le milieu de terrain bordelais hurle son bonheur à la face du monde.



    Nous sommes à la 10e minute de la prolongation. Les Bleus, sous les yeux de Lino Ventura et Julien Clerc, présents au stade, mènent 3-1 et nul ne s‘attend à voir les Allemands du gardien Harald Schumacher, auteur d’un inqualifiable « attentat » sur Patrick Battiston en seconde période, effacer l’ardoise. Les portes du paradis, d’abord entrouvertes, se claquent pourtant ensuite brutalement sur une irrespirable et épique séance de tirs au but. La pelouse de Sanchez Pizjuan ressemble alors à un champ de désolation. La tristesse se déverse. Les larmes affleurent aux yeux des protagonistes.

    VidéoFrance - RFA en demi-finale du Mondial 1982

    « Nous étions brisés, anéantis, inconsolables »

    Élu joueur le plus combatif du Mondial, Alain Giresse n’a rien oublié. « C’est comme une braise, raconte-t-il, il suffit de souffler dessus pour la raviver. Cela demeure un cauchemar, un rêve que l’on aurait guillotiné. On nous a mis sur l’échafaud sans avoir les armes pour se défendre. J’ai l’impression, encore aujourd’hui, d’être dans un cercle infernal, une forme de labyrinthe dont je ne trouve pas la sortie. On peut perdre un match, mais là, nous avons été injustement privés d’une qualification par une accumulation d’éléments contraires. L’arbitre a tout faussé par ses décisions et pas seulement sur l’agression de Patrick Battiston. Le deuxième but allemand est entaché d’une faute préalable… Notre seule petite erreur a été de ne pas se montrer gestionnaires à 3-1. Mais après… »

    Le goal allemand, Harald Schumacher, qui blessa Battiston, sur Didier Six lors de la demi-finale de Coupe du monde à Séville.
    Le goal allemand, Harald Schumacher, qui blessa Battiston, sur Didier Six lors de la demi-finale de Coupe du monde à Séville. PictureAlliance/Icon Sport

    Le retour au vestiaire de joueurs hagards. Les pleurs. Les sanglots. Alain Giresse raconte. « Nous étions brisés, anéantis, inconsolables, prostrés sur les bancs. Ailleurs, déconnectés de tout. La tension était si forte que nous avons ouvert les vannes. Tout était évacué. Tout devait sortir. » Au-delà de l’élimination, le déroulement de la rencontre réveille, aussi, à l’extérieur, les vieilles blessures. Les ressentiments. À la fois intimes et partagés.

    Toutes les rancœurs refoulées et assoupies remontent à la surface. Et bien évidemment, la vindicte populaire désigne un homme, Harald Schumacher. Si cette demi-finale a donné lieu à une bataille d’anthologie, le portier de la RFA est, lui, voué aux gémonies. Outre sa sortie, qui laisse Patrick Battiston inerte et la mâchoire en lambeau, son attitude horripile les Français.

    Michel Platini accompagne Patrick Battiston, blessé après une violente sortie du gardien allemand Harald Schumacher, à Séville, lors du Mondial.
    Michel Platini accompagne Patrick Battiston, blessé après une violente sortie du gardien allemand Harald Schumacher, à Séville, lors du Mondial. AFP

    Dans son mouvement déjà, on décèle l’intention de faire mal, mais au ralenti de la télévision que l’on passe dix fois, cent fois, son geste atteint toute son indignité. À l’écart, en train de mâcher un chewing-gum, il fait négligemment sauter le ballon dans sa main, pas concerné pour deux sous, il n’a pas le moindre geste, ne manifeste aucune empathie, pour le défenseur évacué sur une civière avec Michel Platini lui tenant la main.

    « Le jugement de Dieu », dit le président allemand

    Ce comportement incompréhensible, additionné à son impunité auprès de M. Charles Corver, ressuscite les relents germanophobes d’une frange de la population française. Un prégnant sentiment d’injustice se répand dans toutes les couches de la société. Fan de foot avoué, et témoin passionné de ce match, l’acteur Francis Huster écrira même après la rencontre une lettre ouverte à Michel Platini, soulignant le caractère chevaleresque des Bleus, 4e au final après leur défaite presque anecdotique face à la Pologne (3-2).

    « Nom de Dieu, Michel, tu ne te rends pas compte, ou quoi ? Ce pour quoi Cyrano, Molière, Jean Moulin et des inconnus sont morts : le panache. Contre la brute aveugle, contre la bêtise de la force, contre la masse de muscles sans faille, vous avez jailli, avec poésie, votre imagination, votre intelligence, votre inspiration, et tu sais quoi, Michel, votre humilité. »



    François Mitterrand, le chef de l’État depuis quatorze mois, a lui suivi la rencontre avec attention dans un restaurant hongrois typique. Tout un symbole pour les plus anciens. La fabuleuse équipe magyar emmenée par son major galopant Ferenc Puskas n’avait-elle pas, contre toute attente, éparpillé ses ambitions en finale de la Coupe du monde 1954 contre cette même RFA ?

    Le chancelier allemand en personne, Helmut Schmidt, envoie un télégramme de sympathie au président de la République ainsi formulé : « Le jugement de Dieu qui, selon la mythologie classique entre en jeu dans chaque combat entre deux peuples, a voulu que cette chance échoie au camp allemand dans ce match. Nous sommes de tout cœur avec les Français qui méritaient d’aller de l’avant tout autant que nous. » Tous les mots du monde, aussi réconfortants soient-ils, ne remplaceront pas l’ivresse d’une première finale. Une goutte d’eau dans un océan de tristesse, en somme. Un simple cautère sur une jambe de bois.